Les experts de la commission Kazakhgate taclent la Sûreté de l'Etat

Antoine Clevers
Eurasian National Resources Corporation co-owner Patokh Chodiev at the 10th anniversary of the Vanil restaurant.
Eurasian National Resources Corporation co-owner Patokh Chodiev at the 10th anniversary of the Vanil restaurant. ©BELGAIMAGE

Selon eux, Chodiev et Ibragimov sont devenus belges à cause des ratés de la Sûreté. Par contre, ils épargnent la justice.Le rapport est sévère pour la Sûreté de l’Etat. Les experts de la commission d’enquête parlementaire sur le Kazakhgate ont rendu leur copie. Ils estiment que si Patokh Chodiev et Alijan Ibragimov, deux personnages centraux dans cette affaire de trafic d’influence, ont obtenu la nationalité belge, c’est entre autres à cause des manquements du service de renseignements belge.

Après des mois d’auditions, la commission entre dans la phase de rédaction de son rapport final et de sa liste de recommandations. Pour ce faire, elle a demandé aux experts chargés d’encadrer ses travaux de rédiger une sorte de présynthèse. "La Libre" a pu se la procurer. Christine Matray, conseillère à la Cour de cassation, s’est concentrée sur les conditions dans lesquelles MM. Chodiev et Ibragimov (deux des membres du fameux "trio kazakh") sont devenus belges.

Patokh Chodiev a été "naturalisé", c’est-à-dire que c’est la Chambre des représentants qui lui a accordé la nationalité belge. C’était en 1996-1997. Les auditions ont permis de démontrer qu’au mitan des années 90, la Sûreté possédait déjà des informations sur le milliardaire, notamment sur ses liens présumés avec la mafia russe, mais qu’elle ne les avait pas transmises à la Chambre. "Patokh Chodiev a obtenu la nationalité belge par naturalisation en raison d’un manquement de la Sûreté de l’Etat, telle qu’elle fonctionnait à l’époque, qui a consisté à ne pas transmettre une information, essentielle à l’appréciation de la demande", constate Mme Matray.

Le "retard fautif" des renseignements

En ce qui concerne Alijan Ibragimov, la Chambre avait refusé de le naturaliser en 1998. A nouveau, malgré les informations en sa possession, la Sûreté n’avait rien transmis aux députés. Si ceux-ci avaient néanmoins refusé la naturalisation, c’était en raison d’un avis négatif du parquet de Nivelles.

M. Ibragimov deviendra belge en 2005 à la suite d’une autre procédure, la "déclaration de nationalité", via la commune de Braine-l’Alleud. Cette fois, la Sûreté avait communiqué ses informations, mais… hors délai. "Un retard fautif", dit Christine Matray.

En outre, le parquet rendait un avis devenu positif. Pour l’experte, rien ne justifie ce changement d’attitude, malgré les explications apportées par ses représentants devant la commission. "C’est la combinaison des manquements imputables au parquet de Nivelles et à la Sûreté de l’Etat qui explique […] l’octroi de la nationalité belge à Alijan Ibragimov", déduit-elle.

Mme Matray en remet une couche sur la Sûreté de l’Etat et écrit que "nonobstant les informations dont elle disposait, (elle) semble n’avoir pas non plus mis en garde les autorités politiques et les entreprises belges concernées sur le profil douteux du ‘trio kazakh’ lorsqu’il fut question d’envoyer au Kazakhstan une délégation sous la conduite du Premier ministre de l’époque, Jean-Luc Dehaene".

Prudence de Sioux

L’autre expert de la commission d’enquête, le pénaliste Patrick Waeterinckx, s’est, lui, concentré sur les deux autres volets. D’une part, l’extrême célérité avec laquelle la loi élargissant la transaction pénale a été adoptée au printemps 2011. D’autre part, les circonstances dans lesquelles la justice a conclu, dès juin 2011, une telle transaction avec Chodiev et ses acolytes, de telle sorte qu’ils échappaient à des poursuites pénales.

M. Waeterinckx a rédigé sa synthèse avec une prudence de Sioux. Il laisse le soin aux députés de tirer eux-mêmes leurs conclusions politiques. A titre d’exemple, il ne mentionne à aucun moment le nom de l’ancien sénateur et ministre MR Armand De Decker. Il fut pourtant l’avocat de Patokh Chodiev et c’est par lui que le Kazakhgate est arrivé en Belgique. Le pénaliste n’aborde pas non plus la question des influences étrangères (depuis la France) et/ou politiques qui ont pu peser sur la justice et le Parlement.

De son texte, on retiendra néanmoins que l’expert laisse clairement entendre que la transaction pénale de Chodiev et consorts est juridiquement robuste (ce qui avait été contesté). Il donne ainsi raison aux avocats généraux et au procureur général de Bruxelles entendus par la commission parlementaire.

La suite est entre les mains des députés. Les débats risquent d’être politiquement très tendus.

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