Pierre Vercauteren (UCL): "La N-VA a perdu sa virginité politique"
Pierre Vercauteren (UCL): 'Les décideurs sont plus animés par la crainte d'échouer que l'espoir de réussir'
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Publié le 07-12-2019 à 13h21 - Mis à jour le 28-05-2020 à 16h26
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Alors que la Belgique n'a plus de gouvernement fédéral de plein exercice depuis plus d'un an, l'actualité politique reste assez mouvementée. Pierre Vercauteren, politologue à l'UCL, commente cette année écoulée ainsi que les dernières manœuvres politiques, signes de tensions entre les partis qui se livrent, pour certains, une véritable partie d'échecs dans les négociations actuelles. Il est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Comment résumeriez-vous l'année 2019, au niveau politique ?
J'ai le sentiment que l'année est un peu la chronique d'une difficulté annoncée. Pourquoi ? Car les résultats des élections d'octobre 2018 ont quelque part présagé les résultats du 26 mai. C'est-à-dire qu'il y a un électorat très éclaté, un recul des partis traditionnels et, au fond, une sanction de l'ensemble des partis qui ont exercé des responsabilités gouvernementales, à n'importe quel niveau que ce soit. Ce qui rend la situation compliquée. Les partis se sont retrouvés groggy par les résultats et ceux qui ont enregistré un revers électoral arrivent autour de la table des négociations dans un climat assez crispé. Mais l'élément majeur est la défiance des électeurs à l'égard des partis classiques. Il y a une attente forte de renouvellement de l'offre politique. Tant sur les contenus que sur les personnalités.
Le PS en Wallonie reste tout de même assez fort. Et la N-VA de même en Flandre...
Il reste fort mais il a un score historiquement bas. Il est passé de 30% en moyenne ces dernières décennies et là, il est autour de 25%. Ce n'est pas un bon score pour le PS. La N-VA enregistre aussi pour la première fois une défaite électorale cinglante, même si elle reste le premier parti. Mais donc ces deux partis ont fortement reculé.
Ils risquent de perdre encore plus la prochaine fois ?
C'est un risque. Pour le PS, il y a le PTB, pour la N-VA, le Vlaams Belang, qui menacent. En outre, la N-VA a perdu son statut de "parti recours". Il a été confronté à l'exercice du pouvoir, tant au niveau régional que fédéral. Il a donc perdu sa virginité politique.
Le Vlaams Belang en profite...
Le Belang s'engouffre dans la brèche, effectivement...
S'il devait exercer le pouvoir, ne risquerait-il pas de perdre ce côté "anti-système" à son tour ? C'est ce qu'on disait beaucoup de Bart De Wever, qui refusait de monter au fédéral pour ne pas tomber dans ce piège...
Je vous avoue qu'au soir du scrutin du 26 mai, mon sentiment était que la N-VA voulait se recentrer sur la Flandre sans vouloir monter au niveau fédéral. Mais on est à nouveau dans un contexte semblable à celui de la longue crise des 541 jours sans gouvernement. Au début, on est dans des postures où on dit ce qu'on ne veut pas. Et lorsque l'absence de gouvernement devient de plus en plus longue, les attitudes peuvent être amenées à changer. En 2010, l'Open VLD, sèchement battu aux élections, avait dit qu'il n'irait pas dans une majorité à cause de cette sanction. Et à partir de janvier 2011, le parti avait accepté de revenir à la table des discussions. Ce sont des situations qui peuvent se reproduire. On est dans le bal des battus et le bal des étaux politiques.
Que pensez-vous de la sortie de Rudy Demotte, qui fermait récemment la porte à la N-VA ? C'est une stratégie politique pour accentuer le rapport de force ?
Il y a deux éléments à prendre en compte. Il y a effectivement une partie d'échecs qui se joue avec le PS du côté francophone et la N-VA du côté néerlandophone. Mais en même temps, si l'absence de formation au niveau fédéral se prolonge, la position pourrait changer. Même quand Georges-Louis Bouchez et Joachim Coens ont dit que la formation bourguignonne (libéraux, socialistes et N-VA, NdlR.) n'est pas possible, on apprenait que Paul Magnette avait rencontré Bart De Wever. Tout peut évoluer. Cela laisse à penser que le jeu est à la fois fermé et ouvert.
Les positions évoluent, mais pour Rudy Demotte, c'était une erreur de communication ou un moyen de pression ? Est-ce un diktat du PS pour le Nord ? Ou est-ce la bonne stratégie, car la N-VA bloquait le jeu ?
Je pense qu'il énonce une réelle conviction. Est-ce que c'est une stratégie ? C'est possible. Mais quand on voit les reproches faits au PS par rapport à cette forme de diktat, on oublie que du côté de la N-VA, on pose aussi un diktat avec la volonté de nouvelle réforme de l'Etat qui va vers le confédéralisme, même si on sait que ce n'est pas possible. C'est vraiment tendu entre les deux partis. Ajoutons à cela que des acteurs secondaires, comme le CD&V et l'Open VLD, sont en proie à des discussions internes profondes, ce qui montre une hésitation importante de ces formations. Et cela alourdit le processus.
Pour en revenir à la N-VA, elle avait pourtant dit abandonner l'idée du confédéralisme dans le cadre des négociations, car le parti a dit que cette idée était minoritaire. Paul Magnette l'avait même annoncé lorsqu'il était informateur.
Cela montre bien qu'il y a des avancées, puis des reculs...
Et donc ?
Je pense que chacun fait un geste et attend de voir comment l'autre réagit. Mais on sent les décideurs plus animés par la crainte d'échouer que l'espoir de réussir. Beaucoup redoutent les conséquences d'une décision qu'ils pourraient prendre. Ça pèse très lourd actuellement.
Paul Magnette, en tant qu'informateur, annonçait que les partis devaient faire passer l'intérêt général avant les logiques partisanes. On n'y est pas du tout là ?
Oui, mais nous ne pouvons pas non plus sous-estimer l'impact encore lourd du résultat des élections de mai dernier. Et lorsqu'on voit les récents sondages d'intentions de vote, ça ne peut que crisper, évidemment.
Difficile de dissocier la logique partisane de l'intérêt général dans ce cas ?
Dans le contexte actuel, oui. Et n'oublions pas que les nombreuses crises (économique, sociale, environnementale, migratoire, etc.) font que, dans de nombreux pays, les partis politiques n'ont plus de boussole, de cap politique. Et quand un politique vient avec une boussole, il est extrêmement critiqué. C'est difficile de renouer le contact avec les citoyens.
La menace du potentiel nouveau vote est critiqué par les partis dits "classiques". Qu'en pensez-vous ?
Ça agit un peu comme une épée de Damoclès sur les partis politiques et ça ajoute davantage à la crainte d'échouer. Mais quand on regarde les pays qui ont eu recours à ce genre d'élections anticipées après un blocage tel - regardez l'Espagne ou Israël -, les choses ne se sont pas réellement décantées. Je ne pense pas que ça aiderait à sortir de la situation actuelle.
Mais quel message cela donne-t-il aux citoyens ? Que les politiques n'ont pas confiance en eux ? Ou que, justement, ils ne sont pas capables de les écouter ?
Cette crise va dans les deux sens. Il y a une crise de confiance des citoyens à l'égard des partis politiques, mais aussi une crise de confiance des partis politiques vis-à-vis d'eux mêmes pour trouver un projet qui renoue avec les citoyens. Les politiques ont de plus en plus de mal à comprendre les messages qui vont dans tous les sens de la part des citoyens. Quand on regarde les élections du 26 mai, il y avait une volonté de sanction des électeurs, mais sans donner les moyens pour sortir facilement de la crise, puisque les votes ont été extrêmement dispersés. Comment, dans ces conditions, les partis peuvent-ils venir avec des réponses claires ?
À vous entendre, on pourrait croire que le peuple aurait dû voter de manière plus extrême alors...
Ah ça non, je ne me permettrais pas de dire cela. Mais les citoyens ont des attentes très diverses, c'est un fait. Et nous sommes dans des démocraties où les citoyens sont de plus en plus critiques, car le niveau d'éducation augmente. Mais en même temps, de plus en plus de citoyens sont influencés par des messages simplistes qui sont portés par les réseaux sociaux. Cela suscite des attentes paradoxales. On le voit bien, par exemple, avec la volonté de politiques fortes en matière d'environnement, mais sans vouloir d'augmentation d'impôts qui donnerait peut-être les moyens d'y arriver.
Pour vous, c'est un paradoxe ?
Il y a des attentes paradoxales. Et ces attentes sont difficiles à capter pour les partis politiques. Difficile de trouver un programme qui y répond. Surtout pendant les négociations, comme actuellement.
Que pensez-vous de la possibilité de la coalition "Vivaldi", la coalition arc-en-ciel augmentée du CD&V ?
Numériquement, ça apporterait davantage de solidité. Mais plus vous avez de partis dans une coalition, plus cette coalition peut s'avérer fragile. De toute façon, pour que ce soit acceptable des deux côtés du pays, on doit avoir une coalition hétéroclite. On n'y échappera pas, si on ne veut pas d'élections anticipées.
Koen Geens (CD&V) dit refuser toute formation sans la N-VA, car ça pénaliserait le nord du pays. Qu'en pensez-vous ?
C'est un débat au sein même du CD&V. Quand on voit les déclarations de Bouchez et Coens, qui disent qu'une coalition PS-N-VA est compliquée, on peut se poser la question. Koen Geens exclut-il par là le PS ? C'est là qu'on voit qu'il y a encore un certain nombre de vetos présents au sein même des partis politiques.
Y-a-t-il une autre solution ?
S'il y en avait une, je pense qu'elle serait déjà sur la table. Je crois qu'il faut éviter de regarder par parti mais plutôt privilégier par programme. La prochaine coalition va devoir prendre des décisions extrêmement difficiles. Tout parti politique qui monte au niveau fédéral prend un risque. En particulier aujourd'hui.
Le Vlaams Belang a, pour sa part, réussi à fédérer, de par des campagnes sur les réseaux sociaux aussi...
On est encore dans un vote sanction, je pense, plus qu'une réelle adhésion. Que ce soit par le manque d'avancées sur le plan communautaire par la N-VA, qui a perdu sa virginité politique en allant au niveau fédéral comme je le disais, mais aussi parce que certains pensent que la N-VA est trop libérale. On est de plus en plus dans une volatilité des électeurs. Ce qui rend encore plus risqué le recours à des élections anticipées.
Les partis politiques sont donc impuissants face à toutes ces crises ?
C'est effectivement difficile pour eux...
Bart De Wever semble ne pas vouloir monter au fédéral...
Peut-être. Et ce qu'il fait quelque part, c'est de mettre la pression sur les partis partenaires que sont le CD&V et l'Open VLD lorsque ceux-ci sont invités à venir au niveau fédéral. C'est le jeu de la N-VA...
C'est compliqué pour le CD&V et l'Open VLD alors ? Ils ont intérêt à laisser traîner la situation pour montrer, au final, qu'ils sont "obligés" d'aller au fédéral, non ?
C'est une situation schizophrène. Ils sont dans une coalition au niveau flamand mais sont sous pression pour le fédéral. Ils sont pris dans un étau. Mais comme le sont aussi le PS et la N-VA, pour des raisons différentes.
Et que pensez-vous du CDH ? Qui a perdu des plumes ces derniers temps...
Il y a une crise profonde de la famille sociale-chrétienne, démocrate-humaniste. D'une part à cause de la déchristianisation du pays mais aussi par le fait que, dans les périodes difficiles, l'électorat se polarise, à la défaveur des partis plus centristes. C'est un phénomène que l'on voit dans de nombreuses démocraties.