La loi de pouvoirs spéciaux, un chèque en blanc donné au gouvernement ? "Elle lui offre la possibilité d'aller très loin"
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Publié le 30-03-2020 à 06h30 - Mis à jour le 30-03-2020 à 06h33
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C’est la crainte exprimée par de nombreux observateurs, comme la professeure Céline Romainville.
Jeudi soir, par 104 voix pour, 9 contre et 16 abstentions, la Chambre des représentants a octroyé les pouvoirs spéciaux au gouvernement fédéral minoritaire dirigé par Sophie Wilmès (MR). Vendredi, le Sénat lui a emboîté le pas.
La loi ainsi votée vise à donner au gouvernement les moyens légaux de lutter contre la pandémie de Covid-19. Le but est de permettre au gouvernement de rédiger des arrêtés-loi qui ne devront pas passer par la case Parlement et ce afin de développer des mesures destinées à lutter contre la pandémie.
Diverses associations ont accueilli ce vote de manière partagée (LLB du 27 mars). Elles estiment normal que l’on donne à l’exécutif des moyens supplémentaires de mener une lutte efficace et musclée contre une menace particulièrement redoutable mais elles s’inquiètent des risques que l’octroi de tels pouvoirs recèle potentiellement pour la démocratie.
Nous avons rencontré Céline Romainville, vice-présidente de la Ligue des droits humains mais aussi professeure de droit constitutionnel à l’UCLouvain.
La possibilité d’aller très loin
"La Ligue", explique-t-elle, "est consciente de la nécessité de donner au gouvernement des moyens plus étendus pour mener avec un maximum d’efficacité son combat contre le coronavirus mais notre crainte est que, dans une série de domaines, l’ampleur des habilitations qui lui ont été données par la loi ne l’incite à prendre des mesures qui pourraient porter atteinte au fonctionnement de certaines institutions, comme le pouvoir judiciaire, et à une série de droits, sociaux notamment, qui protègent les citoyens contre diverses formes d’arbitraire. Car il ne faut pas s’y tromper, la loi offre au gouvernement la possibilité d’aller très loin dans une série de domaines, c’est presque un chèque en blanc qu’elle lui offre…"
Exemple ? Le Conseil d’État avait, dès mercredi passé, relevé que lorsque le gouvernement précisait qu’il n’était pas question de porter atteinte au pouvoir d’achat des familles et à la protection sociale existante, il le faisait dans des termes trop généraux, alors qu’il existe une multiplicité d’actes susceptibles d’affecter, même indirectement, ce pouvoir d’achat et cette protection sociale.
"Quand la loi autorise le gouvernement à apporter des adaptations au droit du travail et au droit de la sécurité sociale en vue de la protection des travailleurs et de la population, de la bonne organisation des entreprises et des administrations, tout en garantissant les intérêts économiques du pays et la continuité des secteurs critiques, il y a lieu de s’interroger", précise la professeure Romainville. "Ces termes sont très vagues et permettent beaucoup de choses alors que la limite devrait clairement être circonscrite à l’objectif censé être poursuivi, la sauvegarde de la santé des citoyens."
On sait aussi que la justice et le système pénitentiaire sont concernés par la loi. Malgré les aménagements de dernière minute du texte de loi, nombreux sont les avocats, les magistrats et les professeurs de droit à s’être inquiétés des modifications rendues possibles dans l’organisation des cours et tribunaux, leurs compétences, la procédure qui pourrait être appliquée devant eux, etc. Une inquiétude partagée par Céline Romainville.
Un Parlement aux abonnés absents ?
Enfin, il y a le chapitre relatif au contrôle des actes posés par le gouvernement. "Jusqu’à présent, le fait d’accorder des pouvoirs spéciaux à un gouvernement n’a jamais empêché le Parlement de fonctionner normalement, de se réunir, de contrôler l’action de l’exécutif, ni même de légiférer, de reprendre la main en quelque sorte. Aujourd’hui, vu la situation dans laquelle la Belgique se trouve, l’effectivité de ce contrôle risque d’être beaucoup plus aléatoire. Le Parlement ne siège plus, il télétravaille, il risque d’être mis hors-jeu. C’est inquiétant" , conclut la professeure Romainville.