Dave Sinardet (VUB) : "Il faut diminuer le poids de la particratie et renforcer celui des experts et des citoyens"
W ie is er bang voor de expert ?" Qui a peur de l’expert ? C’est la question que se posait Dave Sinardet, il y a quelques jours, dans les colonnes du Standaard. Le professeur de sciences politiques à la VUB et à l’Université Saint-Louis Bruxelles s’explique.
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Publié le 23-06-2020 à 06h48 - Mis à jour le 23-06-2020 à 23h11
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"Wie is er bang voor de expert ?" Qui a peur de l’expert ? C’est la question que se posait Dave Sinardet, il y a quelques jours, dans les colonnes du Standaard. Le professeur de sciences politiques à la VUB et à l’Université Saint-Louis Bruxelles s’explique.
La gestion de la crise sanitaire en Belgique a mis en lumière les sensibilités différentes entre le monde scientifique, éminemment attaché à son indépendance, et l’univers politique.
En effet. Et ce qui est rassurant, c’est précisément que cela se soit passé de cette manière. Cela devrait d’ailleurs toujours être le cas en Belgique. Le problème, dans notre pays, lorsque l’on tente d’intégrer des formes d’expertise dans la prise de décision politique, c’est que c’est rarement en reconnaissant l’indépendance de l’expert. Souvent, on tente d’intégrer ce dernier dans une dynamique particratique typiquement belge. Prenons l’exemple du Conseil supérieur des Finances (CSF). Il s’agit d’un organe composé d’experts qui ont certes une connaissance des questions financières, mais qui sont soit d’anciens politiques ou d’anciens chefs de cabinets ministériels, soit des académiques mais très proches de certains partis politiques. Comprenez : ce ne sont pas des personnalités indépendantes. Ils viennent de rendre un rapport sur une réforme de l’IPP qui ne contient aucun vrai projet, tant ils étaient divisés. Autre exemple récent dans l’histoire belge, c’est la Commission pour la réforme des pensions. Les experts qui la composent étaient indépendants - même s’ils avaient tout de même été choisis sur la base d’une certaine diversité idéologique - et étaient parvenus à proposer des réformes dans une dynamique scientifique. Résultat : les décideurs politiques n’en ont rien fait. Autrement dit, aujourd’hui en Belgique, soit l’expertise doit complètement entrer dans le carcan particratique (on a un expert étiqueté libéral, un autre étiqueté socialiste…), soit on parvient à créer des organes composés d’experts indépendants mais, au bout du compte, on les nie dès lors que leurs propositions n’entrent pas dans la logique politique.
Des membres du GEES, le groupe d’experts chargés de plancher sur le déconfinement en Belgique, reconnaissent avoir parfois accepté d’adapter leurs recommandations sur une question précise, de manière à les faire correspondre au mieux à la décision politique finale.
Là, il y a un risque dans le chef des experts d’être instrumentalisés. On peut même se demander si certains experts ne sont pas allés trop loin dans cette logique. Ici, en quelque sorte, c’est l’idée du penseur italien Machiavel : un bon Prince, un leader doit tenter de déléguer la responsabilité de décisions impopulaires vers d’autres personnes ; mais, lorsqu’il s’agit d’attribuer des faveurs, il doit garder les choses en main.
La crise du coronavirus peut-elle modifier positivement la donne en la matière ?
Oui, je l’espère en tout cas. Cette crise a montré que c’est possible autrement. Les résultats du récent sondage réalisé par Le Vif-L’Express-Knack-LN24 sur la manière dont les Belges ont traversé la crise du coronavirus m’ont renforcé dans cette idée. Ce sondage montre notamment que, lorsque les experts prennent des responsabilités claires dans un dossier aussi sensible que la gestion de la crise sanitaire, ils sont très fortement soutenus par l’opinion publique. Certes, l’enjeu de santé publique était tel que l’on peut imaginer que les décisions d’un groupe d’experts sur un tout autre dossier, par exemple la question climatique, n’auraient probablement pas été suivies avec la même assiduité. Il n’empêche, le constat est là : l’expert est apprécié, même lorsque son avis va à contre-courant de la tendance générale. Voyez la situation en Suède, pays qui a choisi de ne pas confiner sa population. Le virologue en chef suédois a des cotes de satisfaction tout aussi élevées que ses collègues belges. A contrario, le sondage montre que les politiques qui ont dû prendre des décisions (sur la base de recommandations des experts en question) dans le cadre de la crise ont des scores de popularité médiocres. Cela témoigne, à nouveau, d’un sentiment de défiance de la population à l’égard du politique. Plus fondamentalement, j’y reviens, je pense que l’un des plus gros problèmes dans la prise de décision politique en Belgique, c’est la trop grande dominance de la particratie.
Que suggérez-vous pour améliorer le modèle ?
Il serait nécessaire d’intégrer d’autres dynamiques dans la prise de décision politique. Pour ce faire, je suis convaincu que la participation citoyenne via des processus délibératifs et l’intervention d’une expertise indépendante seraient deux ingrédients de poids pour incorporer les logiques d’autres "champs", comme dirait le sociologue français Pierre Bourdieu. Il faut diminuer le poids de la particratie dans notre système et renforcer celui des experts et des citoyens.
Faut-il pousser la logique plus loin encore en constituant, comme d’aucuns le suggèrent, un gouvernement fédéral composé exclusivement d’experts indépendants ?
Non, je n’y suis pas favorable car je pense que la décision finale doit être prise par une majorité - ou du moins une majorité relative - au Parlement. Je ne suis pas du tout ici dans une logique qui consisterait à dire qu’il faut se débarrasser des politiques. Je dis qu’il faut donner en Belgique un rôle plus indépendant, plus transparent et plus contraignant aux experts.
Pour ce faire, on pourrait très bien imaginer que des Conseils d’experts soient constitués pour certains domaines spécifiques, qu’ils formulent des propositions formelles et que ces dernières soient obligatoirement débattues à la fois au niveau du Parlement, lors d’une séance plénière, mais également au sein du gouvernement. Par la force des choses, leurs propositions bénéficieraient également d’une certaine médiatisation. Ces Conseils d’experts plus intégrés dans la prise de décision politique pourraient constituer un premier pas dans la bonne direction.