Pressions, lobbys, désaccords : trois mois de tensions entre experts et politiques
Le GEES et le CNS, deux acronymes qui ont rythmé la vie du citoyen belge au cours de ces trois derniers mois.
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Publié le 23-06-2020 à 06h49 - Mis à jour le 16-07-2020 à 13h44
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Ils constituent notre point de départ, notre laboratoire. Le GEES et le CNS, deux acronymes qui ont rythmé la vie du citoyen belge au cours de ces trois derniers mois. En clair : les experts et les décideurs politiques. Lorsque la Première ministre décide, le 6 avril 2020, de mettre sur pied le dénommé GEES, ce fameux groupe de dix experts chargés de plancher sur le déconfinement des Belges, le pic de la pandémie de coronavirus n’est pas encore atteint en Belgique. Il le sera en fait six jours plus tard, soit le 12 avril. Dans l’esprit de Sophie Wilmès (MR), l’idée est alors claire et assumée : les politiques n’ont pas la science infuse, surtout lorsqu’il s’agit de gérer une crise sanitaire à laquelle personne n’était préparé. Il faut donc s’entourer des plus fins conseillers, de la meilleure expertise.
Cette intelligence collective aura dix visages , pas un de plus. Les cinq premiers, francophones ou néerlandophones, sont des scientifiques purs et durs : Erika Vlieghe (la présidente du groupe), l’infectiologue ; Marc Van Ranst et Emmanuel André, les microbiologistes ; Niels Hens et Marius Gilbert, les épidémiologistes/biostatisticiens. Les cinq autres représentent un voire plusieurs pans de la société belge à déconfiner : Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale de Belgique, Johnny Thijs pour le monde de la grande entreprise, Mathias Dewatripont (ULB) pour l’économie au sens large, Céline Nieuwenhuys pour le secteur social et celui de la santé mentale et Inge Bernaerts pour le monde de la justice. Ensemble, ils ont pour mission de mesurer l’évolution de la situation et de formuler des avis pondérés à la Première ministre, aux principaux ministres fédéraux et aux ministres-Présidents des Régions et des Communautés (c’est le fameux CNS). Avant chaque Conseil national de sécurité, le GEES remet un rapport aux politiques. En amont, un grand nombre de réunions se tiennent entre les ministres, la présidente Erika Vlieghe et, en fonction du dossier abordé, l’un ou l’autre expert.

Des téléphones qui chauffent et… des lobbys
Au fur et à mesure que les indicateurs sanitaires se bonifient, les tendances se marquent. Les experts plaident pour le maintien de la prudence à tout instant tandis que les mandataires politiques, submergés par les demandes venues de l’extérieur, se montrent désireux de desserrer l’étau autour de la population belge. " Soyons clairs : nous, politiques, étions tous soumis à des lobbys" , confie un des cinq ministres-Présidents. "Il y a eu le lobby des kayaks, celui des sports de compétition, le lobby du tourisme, des motos et ne parlons même pas du lobby des parcs animaliers et d’attractions. Je pense qu’il n’y a pas un francophone qui n’a pas eu Jean-Jacques Cloquet ou Eric Domb (patrons de Pairi Daiza, NdlR) au téléphone, ose le même. Et plus on avançait dans le déconfinement, plus les pressions étaient fortes."
Pour mémoire, la Belgique a officiellement annoncé les grandes étapes de son plan de déconfinement le vendredi 24 avril à l’issue de plus de sept heures de palabres. Pour nos interlocuteurs, membres du GEES ou ministres de première ligne, ce Conseil national de sécurité XXL cristallise les divergences entre les deux mondes. " À plusieurs reprises, nous avons dû rappeler formellement aux politiques notre indépendance , raconte un des dix experts. Car souvent, ils préféraient nous demander à nous de modifier nos recommandations plutôt que d’oser prendre une décision finale qui s’éloignait trop de celles-ci." Et d’estimer : " Certains ministres ont parfois poussé le bouchon trop loin dans cette logique. À nous dix - excepté peut-être Johnny Thijs, qui était en permanence au téléphone avec les magasins de voitures, les fédérations de casinos, les saunas privés, etc. -, j’ai l’impression que nous étions plus à même de nous focaliser sur le bien commun que les politiques."
C’est ce que l’on appelle une attaque en règle. "Je m’inscris totalement en faux contre cette lecture binaire des choses , réplique un ministre du gouvernement fédéral. C’est un peu facile de dire que lorsque l’on représente le monde politique ou le monde économique, on plie forcément devant les lobbys alors que lorsqu’on est issu du monde scientifique, on serait a priori exempt de toute pression extérieure. La crise du Covid-19, ce n’est pas que l’épidémiologie." Pour ce ministre, l’approche privilégiée par le Conseil national de sécurité dans sa relation aux recommandations formulées par le groupe d’experts a toujours été guidée par une logique bottom-up/top-down avec, donc, une porosité permise et même souhaitée entre les deux univers. " De la même manière qu’il faut faire confiance aux experts, il faut faire confiance à l’apport du politiqu e. ll est capable de ressentir ce qui est acceptable ou ce qui ne l’est pas par la population. Car il ne faut jamais oublier que, au bout du compte, c’est le politique qui prend la responsabilité d’une décision."

Qui est la taupe ? Chasse aux sorcières et suspicions
On se souvient à ce titre de l’émoi qu’a suscité, le 15 avril, la décision du Conseil national de sécurité d’autoriser la visite d’un proche, toujours le même, exempt de symptômes de coronavirus dans les maisons de repos, et du rétropédalage politique qui s’en est suivi quelques jours plus tard. " Au moment où cette décision a été prise, elle avait du sens" , commente un des scientifiques du GEES. Le virus circulait très fort dans les maisons de repos mais, d’une certaine manière, le loup était déjà dans la bergerie. Le vrai hic dans cette séquence, c’est qu’il n’y a pas eu de concertation entre les ministres-Présidents régionaux et leurs ministres respectifs de la Santé. Après cet épisode, le fédéral a moins joué son rôle de leadership. Cela a été un coup symbolique dans la gestion de cette crise."
Les experts, eux non plus, n’ont pas toujours été d’accord entre eux du premier coup. Le 22 avril, 48 heures avant le CNS du vendredi, une fuite en règle dans Le Soir dévoile le contenu d’une version, non définitive, du rapport du GEES. Dans cette mouture, on y découvre que les experts recommandent le port du masque à l’école dès l’âge de 6 ans. " C’est Marius Gilbert qui a défendu initialement cette idée , assure un ministre-Président. Or, le Risk Management Group avait, l u i, rendu un rapport à ce sujet qui disait exactement l’inverse, ou en tout cas que cela n’a aucun sens de faire porter le masque aux moins de 12 ans." Cette fuite dans la presse a généré un climat délétère entre les experts et les politiques. La chasse aux sorcières est alors lancée et, à en croire nos interlocuteurs, elle n’est pas terminée. "Le jour où j’apprends qui a fourni ce rapport à la presse, j’irai m’expliquer avec cette personne" , fulmine encore Emmanuel André. Ce rapport, dans cette version-là, constituait un danger en termes de santé publique ! " Durant les jours qui suivent cet épisode, experts et politiques se regardent en chiens de faïence, les premiers cherchant forcément la taupe dans le clan des seconds, et inversement. " Je suis convaincu que cette fuite vient des experts , ose un des cinq ministres-Présidents. Pour moi, c’est Emmanuel André qui a été le moins loyal de tous les experts. Il n’a aucune considération pour le monde politique et n’a pas hésité à s’exprimer dans la presse, parfois en s’éloignant de ce qu’il nous déclarait à nous, politiques."

Pas touche à l’indépendance du scientifique
La concomitance de cette séquence avec celle, deux jours plus tard, de la décision d’Emmanuel André de se retirer de sa fonction de porte-parole interfédéral francophone de la lutte contre le Covid-19 " pour des raisons personnelles et professionnelles" (sic) a eu pour effet de renforcer la suspicion autour de sa personne. "Cette fuite, ce n’est pas moi !" réplique-t-il. J’avais annoncé deux semaines plus tôt à la Première ministre que je ne comptais pas rester porte-parole après le pic de l’ép i dé mie. Et de se défendre : " J’ai été loyal. La loyauté, dans le cas présent, consiste à faire le mieux possible son travail d’expert. Certes, je me suis exprimé dans la presse, mais on ne m’aura jamais entendu remettre en question publiquement une décision du CNS. J’ai accepté de jouer ce rôle-là et je ne le regrette pas. Cela ne m’empêche pas de rester le scientifique que je suis, avec mon point de vue."
Jusqu’à la dernière grande étape de ce marathon, soit jusqu’au CNS du 3 juin annonçant un véritable retour à la liberté pour les Belges, experts et décideurs politiques ont discuté, négocié et pesé la portée de chacune des décisions entérinées. Non sans peine. " Désormais, la logique est renversée : tout est autorisé, sauf ce qui reste interdit", annonçait alors Sophie Wilmès.
Un principe, à haut risque, que la majorité des experts scientifiques du GEES, la présidente Erika Vlieghe en tête, ont mis du temps à tolérer. " Cela n’a pas été simple de les convaincre, concède un ministre-Président. Nous souhaitions aller directement plus loin dans le nombre de personnes autorisées par bulle, notamment pour les camps scouts, les célébrations religieuses et les rassemblements. Cela a fortement fâché Erika Vlieghe." Les derniers événements en date, la manifestation antiraciste à Bruxelles et les rassemblements festifs de ce week-end dans la capitale, montrent que les experts n’avaient pas tort d’émettre des craintes quant à la difficulté de faire respecter ces règles édictées par les politiques.
Le Conseil national de ce mercredi sera chaud.