Bernard Clerfayt: "Le politique s’est mêlé du port du voile à la Stib, il doit assumer"
La neutralité des services publics divise l’exécutif bruxellois après l’affaire du voile à la Stib. Pour le ministre Bernard Clerfayt (Défi), le politique doit se saisir du problème et enfin trancher. Il va aussi remettre la question de l’abattage rituel sur la table.
Publié le 04-06-2021 à 20h56 - Mis à jour le 08-06-2021 à 22h39
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Des caisses en carton jonchent le sol du cabinet de Bernard Clerfayt (Défi). Le ministre bruxellois de l’Emploi serait-il sur la sellette ? "Je devrais au contraire déballer ces cartons. Ils sont là depuis mon entrée en fonction", plaisante-t-il, avant d’entrer dans le vif du sujet.
Jeudi, son président de parti, François De Smet, laissait entendre que Défi pourrait débrancher la prise du gouvernement bruxellois si celui-ci décidait de ne pas aller en appel de la décision de justice condamnant la Stib. La société bruxelloise des transports en commun s’est rendue coupable, selon le tribunal, de discrimination à l’embauche en refusant d’engager une femme portant le voile islamique. Le comité de gestion de la Stib a décidé de ne pas faire appel. La question a alors été renvoyée aussitôt au gouvernement par le commissaire au gouvernement.
Pour votre président de parti, il faut faire appel. Il en fait une affaire de gouvernement. Vous aussi ?
Je suis sur la même ligne que mon président de parti. J’ai indiqué depuis longtemps à nos partenaires que la décision concernant la Stib ne peut faire jurisprudence (et engendrer une modification des règlements de travail dans les administrations, NdlR) si on ne passe pas par l’appel. Pour nous, la question de la neutralité des services publics est fondamentale pour construire le vivre-ensemble. Si nous voulons accepter les identités de toutes et tous, il faut créer un espace commun dans lequel les identités ne sont pas exaltées. Cela demande un juste équilibre. Initialement, c’était à la Stib de décider. Malheureusement, le politique s’en est mêlé. C’est donc désormais au politique de la gérer, il doit assumer.
Est-ce au gouvernement ou au Parlement de trancher ?
C’est le politique qui doit trancher. Après, quel organe, on verra bien. Mais vous savez, au Parlement, il y a une majorité qui est celle qui soutient le gouvernement… Quand le ministre-Président de la Région, Rudi Vervoort (PS), dit, jeudi matin, que c’est le Parlement qui doit s’en occuper, soyons clairs, ce sont les mêmes partenaires. On se téléphone, on se parle, et les positions sont identiques.
Pourquoi ce dossier est-il devenu politique ? Parce qu’Écolo l’a politisé, sans laisser la Stib gérer cela seule ?
Je ne vais pas de faire de commentaire sur tel ou tel parti, mais, oui, il y a une volonté de politiser cette affaire. Cela aurait été de la bonne gestion que de permettre à la Stib de défendre ses intérêts judiciaires, mais aussi financiers (la Stib est condamnée à payer 50 000 euros à la plaignante, NdlR). Ce n’est certes pas énorme sur son budget, mais c’est une question de principe.
Il y a un débat en ce moment qui oppose neutralité exclusive (interdiction de tout port de signes convictionnels dans la fonction publique) et neutralité inclusive (tolérance à cet égard). N’existe-t-il pas une voie médiane selon laquelle seuls les fonctionnaires en contact avec les citoyens doivent se présenter sans signe convictionnels ?
La question fondamentale est de savoir si la liberté de l’employé dépasse les autres libertés, y compris celle de l’utilisateur. C’est une question de limites, de degré. On parle ici d’une manière d’exprimer un choix religieux. Jusqu’où a-t-on le droit de dire que son choix religieux s’impose à tous ? Aucune liberté n’est absolue. Pour l’instant, les discussions portent sur un objet vestimentaire. L’adhésion à certaines religions ou croyances peut amener d’autres demandes, comme ne pas travailler certains jours, ou adapter les lieux de travail. Pour dépasser le débat, il ne faut pas prendre un élément dans sa singularité, mais penser les principes sur lesquels organiser le service public. Il y a l’apparence, et la manière dont on l’organise. Le service public doit donner l’apparence de neutralité car le citoyen ne doit pas attendre que le service lui ait été rendu pour savoir si le traitement a été neutre. Il doit en avoir la certitude dès son entrée. Ce n’est pas une question de majorité ou de minorité, mais d’égalité de service.
Accepter le port du voile, ce serait mettre le doigt dans l’engrenage, c’est cela ?
La question est finalement de savoir si les principes de la loi civile sont applicables ou si les principes d’une loi religieuse dépassent la loi civile. Tout est une question de degré.
Permettre à des femmes de porter le voile dans les administrations, n’est-ce pas aussi leur faciliter l’accès au marché du travail ?
Si la question de l’accès des femmes au marché du travail se limitait au voile, cela se saurait. Cette question existe depuis longtemps et vient de stéréotypes sociaux. Ce n’est pas uniquement lié aux stratégies de l’emploi, mais plutôt à toute la stratification de la société. J’en prends pour exemple l’accès à la crèche qui n’est pas égal dans chaque quartier de Bruxelles. Résumer les enjeux de ce débat à la question des discriminations ne serait pas respectueux.
"On ne comprendrait pas que le bien-être animal s’arrête aux frontières de Bruxelles"
En tant que ministre du Bien-être animal, allez-vous remettre la question de l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement sur la table du gouvernement bruxellois ? La Région avait dit que, avant de prendre attitude, elle attendait que la justice européenne se prononce sur les décrets wallon et flamand rendant obligatoire l’étourdissement. C’est chose faite depuis six mois.
La question était de savoir si cette atteinte à la liberté religieuse est légitime. La Cour de justice de l’Union européenne a dit qu’il y a un équilibre des droits. Le bien-être animal est une valeur européenne, et l’équilibre des droits est tel que cette atteinte à la liberté religieuse n’est pas illégitime dans ce cas. La Cour constitutionnelle belge doit à présent émettre son avis. La plupart des juristes disent qu’elle ne peut que suivre l’arrêt de la Cour européenne. J’attends l’avis final en droit belge très prochainement. Mais nous sommes interpellés par les associations soucieuses du bien-être animal qui demandent s’il est légitime qu’il y ait des règles différentes à Bruxelles que celles votées à de très larges majorités en Flandre et en Wallonie ? En Wallonie, ce texte a été voté par le PS, le CDH, le MR et Écolo.
Vous attendez de la cohérence au sein de ces partis et qu’ils défendent la même position en Région bruxelloise ?
J’en appelle à la cohérence avec le droit européen. On aura ce débat à Bruxelles. Et je pense que les partis seront cohérents. On ne comprendrait pas que le bien-être animal s’arrête aux frontières de Bruxelles.

On dirait que vous ne voulez pas dire que vous allez plaider pour l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement ?
Je vous dis qu’on va mettre le droit en cohérence. Bien sûr. Personne ne nie que les animaux souffrent en cas d’abattage. Mais je ne veux pas en faire une question purement symbolique. C’est aussi une question pratique. En tant que ministre, on m’interroge beaucoup sur l’abattage rituel, pourtant, il y en a très peu. La question qui se pose, c’est : comment abattons-nous les animaux à l’abattoir d’Anderlecht, y compris pour la consommation normale ? Je rappelle que, à Bruxelles, il est interdit d’abattre des animaux chez soi ou dans un abattoir temporaire - même si des infractions existent. L’abattage ne peut se faire qu’à l’abattoir d’Anderlecht.
Selon le dernier rapport du vice-gouverneur, à peine 15 % des recrutements contractuels dans les communes bruxelloises sont conformes aux lois linguistiques (notamment sur le bilinguisme des fonctionnaires). Où est le problème ?
Ce rapport est un baromètre de l’inadaptation de la loi aux réalités bruxelloises. Rappeler depuis des années que rien ne change, cela signifie que la réalité est différente de ce que prévoit la loi. Les lois linguistiques de 62-63 ont été conçues sur la base des réalités bruxelloises de l’après-guerre, lorsqu’il y avait encore 25 % de néerlandophones. Les lois linguistiques imposent une obligation de bilinguisme des services. C’est imparable. Tout citoyen doit être bien servi dans sa langue. Cette obligation s’impose aussi bien aux ministères fédéraux, régionaux, qu’aux communes bruxelloises. Mais dans les communes, tous les agents doivent être bilingues, tandis que, dans les ministères, c’est le service qui doit être bilingue. Pourtant, dans les ministères, cela fonctionne ! L’important, c’est la qualité du service. Il n’y a pas de raison de ne pas appliquer aux communes un système qui marche bien pour les ministères. Il n’est pas illégitime de se demander si on ne devrait pas appliquer la loi aux réalités bruxelloises. On pourrait aussi réfléchir à sortir du caractère binaire francophone/néerlandophone dans les administrations.
Et prévoir l’anglais, par exemple ?
Pourquoi pas. Certains partis, mêmes flamands, le mettent sur la table. Je ne dis pas qu’on va nommer des fonctionnaires anglophones, mais on peut peut-être promouvoir l’usage d’autres langues. On pourrait accueillir et accompagner les gens dans leur langue, et puis, évidemment, rendre le service dans les langues officielles de l’État.