"Le débat démocratique en ligne est un jeu de dupes"
Il y a quelques jours, le bourgmestre de Dinant a renoncé à son mandat. La violence exercée contre lui sur le Web y a contribué. L’avènement d’outils comme Twitter ou Facebook a provoqué de nouveaux modes de communication politique. Ceux-ci sont à double tranchant.
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Publié le 23-08-2021 à 06h25
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Nicolas Baygert est spécialiste de la communication politique. Il constate un accroissement de la violence en ligne contre les élus. Il estime toutefois que les mandataires doivent s’imposer une discipline numérique. À trop vouloir s’exposer sur les réseaux sociaux, notamment de manière ludique, on ouvre la porte à son propre cyberharcèlement.
La virulence des critiques sur les réseaux sociaux contre les mandataires politiques est-elle en augmentation ?
Il y a une plus grande exposition des mandataires sur les différentes plateformes. Par conséquent, ils s’offrent davantage aux retours négatifs ou toxiques. On l’observe dans l’espace francophone : il y a une radicalisation des camps sur les réseaux sociaux dans une atmosphère plus violente qu’il y a cinq ou dix ans. L’activisme en ligne peut produire beaucoup de dégâts. L’activisme spontané du genre "MeToo" ou "Black Lives Matter" est clairement en expansion. Il n’est plus véritablement lié à une organisation politique, mais plutôt à des engagements décentralisés, et cela induit une exposition aux critiques qui peuvent venir de toute part.
Comment procèdent ces nouveaux activistes ?
Dans l’évolution actuelle, je pointerais entre autres l’émergence de néologismes comme le "doxing", qui consiste à révéler des informations qui permettent d’identifier une personne sur le Web avec des données précises. Il y a aussi le "dogpiling", cette utopie qui consiste à transformer Internet et les réseaux en un "Safe Space", un espace sûr pour les minorités, un espace où elles ne seraient pas dominées. Pour cela, un harcèlement en ligne est effectué par un grand nombre de comptes qui s’acharnent alors sur une cible qui peut être une personnalité politique, par exemple. Tout cela participe à la fameuse "cancel culture".
Dans ce climat, vouloir mener une carrière politique et assumer ses positions est donc devenu bien plus périlleux que par le passé ?
Oui. Avec un nouveau dilemme qui se pose pour les mandataires : être ou ne pas être sur les réseaux sociaux… Car il y a un coût certain à ne pas y être présent, surtout pour ceux qui ne pourraient avoir de visibilité via une classique conférence de presse, par exemple. La pression est très claire. Je pense notamment à la démission du ministre germanophone de l'Enseignement Harald Mollers en 2020. Il s'était retiré de la politique car les attaques subies sur les réseaux sociaux étaient devenues insupportables pour lui. On le voit, avec les réseaux sociaux, on est loin de l'utopie habermassienne de l'espace public (le philo sophe allemand Jürgen Habermas estimait que les méthodes de la démocratie délibérative fondent la légitimité des décisions, NdlR) .
Inversement, des mandataires se mettent en scène sur Internet. Ils tendent le bâton pour se faire battre, non ?
Il y a un rajeunissement très clair du personnel politique et l’avènement de ce qu’on pourrait appeler des "politiciens influenceurs" : l’élu devient une sorte de "community manager" qui gère sa marque sur la base d’un plan de communication individualisé. En Belgique francophone, où il y a moins d’espace médiatique télévisé pour les mandataires qu’en Flandre, c’est aussi un moyen d’obtenir du capital sympathie.
Certains élus semblent passer l’essentiel de leur temps sur leur page Facebook, il est vrai…
Je constate un changement de temporalité : les personnalités politiques très actives vont s’emparer de l’actualité pour proposer sur les réseaux sociaux leur cadrage en adéquation avec leur ancrage idéologique. Elles deviennent à la fois les chroniqueurs de leurs propres actions et des sujets chauds. Cela implique une communication instantanée, des monologues souvent épidermiques où le second degré et la subtilité ne sont pas toujours présents… C’est exactement l’inverse d’une discussion argumentée. Cette individualisation des communications politiques provoque, parallèlement, une mise au second plan des partis politiques.
Les réseaux sociaux sont un défouloir. Qu’est-ce que cela dit de nous et de notre démocratie ?
Je ne sais plus qui a dit que Trump était le président des gens qui publient des commentaires dans les articles de presse en ligne… Les réseaux sociaux dévoilent la face sombre de certains individus et cela est accentué par un biais de confirmation : les plateformes ont une architecture qui nous confronte aux points de vue qui ressemblent au nôtre, ce qui pousse à aller toujours plus dans la vitupération. Les réseaux sociaux, et surtout Twitter, sont des matrices d’indignation. C’est leur "business model". Les réseaux sociaux sont conçus pour être des espaces conflictuels et polémiques, animés par une dynamique d’excommunication permanente, et les mandataires sont en première ligne. Le débat démocratique en ligne est un jeu de dupes. Attention, les débats politiques à la télévision relèvent depuis longtemps d’une juxtaposition de postures et pas d’un dialogue. Sur Internet, toutefois, il y a une aggravation de la conflictualité. On a l’impression de découvrir tout cela aujourd’hui. Cela me fait rire quand je vois que Facebook veut sévir par rapport à tel ou tel compte alors que son modèle économique favorise les chocs des ego entre personnes qui ont été au préalable fanatisées dans leur point de vue !
Comment les élus s’adaptent-ils à cette violence ?
Quand elles voient qu’il y a un effet de buzz, certaines personnalités vont déminer, se préparer davantage pour ne pas être dans le chemin de cette mobilisation. Toutefois, d’autres élus utilisent les réseaux sociaux comme des sociologues, afin de tenter de sentir l’émotion du moment sur le Web et, ensuite, d’incarner cette foule sentimentale numérique. Les mandataires doivent faire leur autocritique. Certains ont atteint un tel niveau d’exposition sur ces plateformes, un tel niveau d’accessibilité, que cela peut créer un engrenage toxique. Il y a de la naïveté à croire que ces vitrines de marques politiques pourront être tenues sans être touchées par le cyberharcèlement, qui débouche parfois sur un burn out politique.
Finalement, les réseaux sociaux ne sont-ils pas plus dangereux pour la démocratie que bénéfiques ?
Ce qui est effectivement dangereux, c’est qu’on a délégué le principe même de la régulation du débat public aux Gafam. On l’a bien vu lors des dernières élections américaines lorsque le compte du Président en exercice, Donald Trump, avait été supprimé. Il y a des questions à se poser au niveau européen : à quel point laisse-t-on à ces entreprises privées le soin de dicter le tempo politique et le cadre même du débat public ? Elles ont peut-être d’autres idées en tête que de favoriser l’émergence d’une agora respectable…. Il faut aussi inviter les mandataires qui ont décidé d’investir de manière omniprésente les réseaux sociaux à un peu plus de discipline politique.