Jean-Luc Crucke, un Flamand devenu régionaliste wallon
Le ministre wallon est un impulsif qui se soigne. Mais, parfois, le Ravachol qui somnole en lui reprend le dessus.
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- Publié le 11-12-2021 à 09h02
- Mis à jour le 13-12-2021 à 09h37
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Il reste encore en lui, un peu, de cet anarchiste libertaire qu’il était à l’université. Quand on s’oppose à ses idées, sans arguments valables à ses yeux, son impulsivité et son côté boudeur se mélangent, il est hors de contrôle. C’est aussi à l’université qu’il est devenu libéral après une rencontre avec Jean Gol, le général libéral des années 80, parce que, à son grand étonnement, tout ce que disait le Liégeois lors d’une conférence donnée à l’ULB faisait écho à ses propres aspirations. Il était venu pour le chahuter, il est ressorti séduit.
Ce francophone de Flandre, parfait bilingue - il vit à l'époque à Renaix -, s'engage au PRL, chez les étudiants libéraux. Celui qui veut comprendre Jean-Luc Crucke doit savoir que l'anarchisme libertaire dans sa version non violente partage des similitudes avec certaines valeurs du libéralisme. Le goût de la liberté, déjà. "Je vis dans un parti qui porte les valeurs du libéralisme. C'est pour ça que je l'ai rejoint alors que ce n'était pas inné chez moi. J'aime ce parti et ça ne changera rien à mon comportement", expliquait-il à La Libre en septembre 2021. Il ajoutait un peu plus loin que "c'est très libéral de pouvoir avoir des différences. Nous ne sommes pas dans un parti unique où, quand le grand timonier a parlé, les autres doivent se taire". Une phrase qui prend plus de sens encore aujourd'hui alors qu'il a presque menacé de démissionner de son poste de ministre pour faire entendre son point de vue et que les tensions avec le président du parti n'ont jamais été si fortes.
À 59 ans, ce licencié en droit, avocat, père de deux enfants, vit à Frasnes-lez-Anvaing (Hainaut occidental), où il a fait ses premières armes politiques. Élu dès sa première élection communale, il devient rapidement 1er échevin puis bourgmestre - il le restera de 1997 à 2019. S’il a aussi siégé à la Chambre, c’est au Parlement wallon qu’il aura passé le plus de temps, comme député d’abord, comme ministre ensuite.
Le député d’opposition qu’il fut longtemps pouvait être taquin, drôle, fâché, tonitruant ou espiègle. Mais il affichait toujours une bonne connaissance des dossiers, une intense ardeur au travail parlementaire et un respect de l’autre que tous lui reconnaissent.
La force de frappe libérale en Wallonie est alors composée de Willy Borsus, de Jean-Luc Crucke, de Pierre-Yves Jeholet et de "feu" Véronique Cornet. Un "michelien" et trois "reyndersiens". Et oui, à l’époque, le MR était divisé en deux camps dont l’existence épousait un antique clivage : Didier Reynders avait succédé à Jean Gol et Charles Michel à Louis Michel. À l’heure de la "suédoise", Crucke paiera son amitié liégeoise. Il ne sera pas ministre du gouvernement fédéral alors qu’il est parfait bilingue - une denrée pourtant rare au MR à ce moment.
De toute évidence, les rancunes sont tenaces chez ces gens-là. S'il trouve la situation injuste, il clame haut et fort que l'amitié passe avant tout. "Je suis proche de Didier Reynders et ça ne changera jamais. Si le prix de l'amitié, c'est ça, alors tant pis. Je ne suis pas malheureux. Je ne vais pas renier ce que j'aime pour un strapontin", dit-il à La Libre en mai 2016.
Alors, en 2014, bien obligé, il reste député à Namur. Mais le Ravachol de salon qui somnole en lui ne peut pas toujours rester sous Temesta. En 2016, alors que les transporteurs routiers menacent de bloquer la Wallonie pour mettre fin à la redevance kilométrique, il monte au combat - déjà une histoire de taxe. Lorsqu'un transporteur avoue à un journaliste venu l'interroger sur un barrage qu'il avait eu "Jean-Luc Crucke au téléphone" et que ce dernier lui avait dit "de continuer", on s'étonne un peu, mais à peine.
Lors de la commission Publifin, ensuite, il est au taquet. Il y noue même des amitiés réelles avec Patrick Prévot, un socialiste, et Stéphane Hazée, un écolo. Un petit avant-goût de tripartite ?

Son tour arrive
Et puis un jour son tour arrive. Le député devient ministre. Son nouveau statut, il le doit à un "calottin" (Benoît Lutgen) - un mot qu'il emploie souvent pour qualifier les membres du CDH - qui a décidé de renvoyer le PS dans l'opposition. Pendant deux ans, il va mettre son nez dans la trésorerie publique, dans les matières énergétiques - "J'adore ça", dit-il souvent - et dans les aéroports wallons. Les premières déclarations restent réformatrices, mais le propos et les actes vont peu à peu s'arrondir au contact du pouvoir.
La génération que l’on croyait sacrifiée des libéraux reyndersiens Crucke et Jeholet arrive aux affaires. Ils sont cependant toujours dirigés par le "michelien" Willy Borsus, revenu de son exil fédéral. Deux ans après, le gouvernement tombe bêtement et c’est l’"arc-en-ciel" (PS-MR-Écolo) qui finit par voir le jour de manière un peu poussive.
Jeholet, parti pour être le chef dans un autre gouvernement, Crucke aurait pu rêver de compétences mieux fournies. Il aurait bien gardé l'Énergie par exemple. Il ne s'occupe pas moins du Budget avec enthousiasme. Il évoque souvent BBZ (Budget base zéro), le nec plus ultra pour réaliser des économies en Wallonie - qui malgré les promesses est encore en chantier. Pour rester ministre, il ne se porte pas candidat à la succession de Charles Michel. Deux ans comme ministre, c'était trop court. Et voilà qu'arrive Georges-Louis Bouchez. Au début, ça va… Jean-Luc Crucke l'a soutenu avec force. Mais il ne s'attendait pas à ça. Le premier conflit commence lorsque Bouchez veut sortir Valérie De Bue du gouvernement wallon pour placer un Denis Ducarme désœuvré. Crucke et Borsus font barrage. "Jean-Luc a même menacé de démissionner", entend-on chez les libéraux.
L’amour est mort
A-t-il voulu, lors d'une soirée mémorable où le MR s'est réuni d'urgence pour régler la crise interne, remplacer un Bouchez qui vacillait ? Lui a-t-on proposé ? A-t-il fait offre de service ? Plusieurs versions s'affrontent. Le fait est que depuis lors, entre les deux hommes, l'amour s'en est allé. Il y aura encore cette sortie dans le Standaard où il évoque, notamment, le ton et le style de son président. Ça passe mal, d'autant que personne ne le suit. Alors il budgète. Une pandémie passe par là, il continue de budgéter. Des inondations ravagent une région, il budgète toujours. Un plan de relance se met en place, ce n'est pas lui qui budgète, "c'est la clé D'Hondt" - du nom de cette clé de répartition proportionnelle -, a dit récemment Olivier de Wasseige, l'administrateur délégué de l'UWE.
Le temps passant, il se sent bien dans ce gouvernement même s’il regrettera de voir partir Pierre-Yves Dermagne (PS), avec qui il entretient des liens très forts, vers le fédéral. Il va aussi découvrir en Elio Di Rupo une personnalité qu’il n’imaginait peut-être pas.
Il s’en prend à la dette wallonne
Mais il a du boulot et son cabinet doit suivre le rythme et les humeurs du patron. Son premier chef de cabinet renonce en cours de route. Mais Crucke avance. Il s'en prend à la dette. Pas de tabous, disait-il. Une Agence de la dette, des experts, des académiques, un travail de fond, il vante la méthode. "La dette wallonne est-elle soutenable ?", leur demande-t-il. Et ils disent… "non". Alors il reprend son budget et il impose des économies. Ce n'est pas facile. Le ministre du Budget se doit d'être un tyran. Sinon ça dépense, ça dépense, ça dépense… Son péché mignon, ce sont les infrastructures sportives. Il adore le sport et construire des halls de sports, des terrains de foot, un vélodrome, etc. Mais il a peu de moyens. Alors il trouve des solutions.
On l’entend moins depuis quelque temps, mais il y a aussi Jean-Luc le régionaliste. Fervent défenseur d’une Belgique à quatre Régions, ce Flamand d’origine, égaré en Wallonie, s’est attaché à ce sud du pays qu’il a traversé à pied, pendant l’année 2016, faisant près de 900 kilomètres. Il a aussi cette singularité de prendre encore le train et de gérer lui-même son compte Facebook au grand désespoir de sa responsable de la communication. Voilà donc que son tempérament explosif a de nouveau fait parler de lui. S’il sauve sa tête, pour l’instant, c’est sans doute grâce à cette loyauté gouvernementale à laquelle il tient et que la direction de son parti n’envisage pas de la même manière que lui.
