Charles Picqué : "Bruxelles risque de devenir une sous-région de la Flandre"
Charles Picqué, un des architectes de la Région bruxelloise, tire sa révérence politique en 2022. Bilan et prospectives.
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Publié le 07-01-2022 à 11h26 - Mis à jour le 07-01-2022 à 12h06
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Quatre fois ministre-Président bruxellois, bourgmestre de Saint-Gilles depuis 1985, meilleur score électoral de la Région... À 73 ans, Charles Picqué est, avec Olivier Maingain, le politique bruxellois le plus emblématique en activité.
Arrivé au bout de son chemin politique, il laissera à Jean Spinette le poste de bourgmestre en 2022. Ce père et fondateur de la Région bruxelloise pose un regard inquiet sur l’avenir de sa capitale.
Dans son bureau de l'administration communale, entre articles de presse découpés, médailles et bibelots en tous genres, il fustige la gestion du Premier ministre qui a dû faire marche arrière sur la Culture. "De Croo a voulu aller trop vite ! Il faut des justifications solides pour se détourner de l'avis des experts." Le bâtiment, érigé en 1900, fait bien son âge mais le temps y file. Il propose de poursuivre l'entretien dans un restaurant place Sainte-Catherine.
Ce baby-boomer a connu les années fastes du PS. Il assiste avec un recul fataliste à la montée en puissance d'Écolo et du PTB ainsi qu'aux tensions au sein d'un gouvernement bruxellois qui affaiblissent la capitale en vue de 2024. "Il y a eu une certaine rapidité à conclure cet accord de majorité, pour donner une image de stabilité. La méthode fait qu'on se retrouve avec des problèmes qui reviennent, souligne-t-il. Il y a des rivalités internes au gouvernement. D'abord entre Flamands. Côté francophone, elles sont exacerbées et vont du centre à la gauche, avec Défi, Écolo, le PS, et de l'extérieur le PTB et même le CDH. Cela donne des tensions de positionnement. La rivalité avec Écolo tient aussi au leadership politique à Bruxelles que le PS est menacé de perdre. À cela s'ajoute qu'il faut satisfaire plusieurs partis avec des moyens potentiellement limités. C'est à l'image du Fédéral."
"Moureaux savait où il devait s’arrêter"
Du haut de son expérience, il observe la position de Rudi Vervoort, son successeur placé par Philippe Moureaux. "C'est difficile pour lui de se faire respecter. Il a des circonstances atténuantes : les rivalités de partis, personnelles. Il est imprégné d'un objectif : ne pas donner l'image d'un gouvernement bloqué. Or, on n'a pas eu d'instabilité durable, à part quelques jours de mauvaise humeur. Le problème est que les règlements de compte participent à donner l'image du désordre. Il y a des choses que certains ministres ne peuvent pas dire à d'autres ministres." Il vise, sans le citer, Alain Maron.
Entre le duo qu'il formait avec Philippe Moureaux, alors président de la Fédération du PS, et celui composé par leurs successeurs, il relève peu de points communs. "Je ne sais pas comment qualifier la relation entre Ahmed Laaouej et Rudi Vervoort, s'interroge Charles Picqué. Vervoort jouit de moins de latitude que moi à l'époque. Même si je ne suis pas sûr qu'il en cherche beaucoup non plus. Laaouej est un personnage énigmatique, se livrant peu." L'époque est différente, les hommes aussi.
"J'ai eu des problèmes avec Philippe Moureaux, on s'est disputés. Mais dans les affaires du gouvernement bruxellois, à part sur la thématique migratoire, il ne m'ennuyait pas . Il savait où il devait s'arrêter et moi aussi. Il y avait une complémentarité et un respect mutuel. L'appareil, Moureaux le contrôlait. J'avais mon apport électoral à grand spectre de recrutement, beaucoup de votes venant de libéraux, de chrétiens. Les seuls à qui je n'ai jamais pris de voix, ce sont les Écolos… Je suis pourtant le premier à avoir introduit un chapitre sur l'environnement dans le programme du PS en 1981."
Ce laïc incarnant l'aile droite du parti a formé avec le défunt bourgmestre de Molenbeek, d'une gauche plus radicale, l'autre pan d'un socialisme dominant dans la capitale. Le parti a évolué. Charles Picqué goûte peu la gauche dite Woke. "Je veux bien parler cancel culture, wokisme, débattre de ces importations américaines… Mais ces débats ne peuvent pas faire oublier l'importance de la question sociale."

"J’ai toujours voulu être entomologiste"
Économiste de formation, il refuse la surenchère avec le PTB. "La population sait reconnaître le raisonnable des promesses fallacieuses. Mais il faut des résultats." C'est dans cette logique que celui que Guy Vanhengel qualifiait "de libéral qui s'ignore" plaide pour une "politique de valorisation des actifs et travailleurs à bas revenus", alors que le PS actuel se positionne d'abord sur la hausse des allocations sociales.
Libéral, lui ? Pas plus que marxiste. L'intéressé se veut social-démocrate. "En Allemagne, il y a un modèle qui reste fidèle au rôle de l'État et la lutte contre les inégalités sociales. Le PS doit s'inspirer de ça, de la revalorisation des salaires des bas revenus." Ce sera pour les suivants.
"Je veux écrire sur les problématiques urbaines. Et aussi aider des associations actives dans l'insertion socioprofessionnelle. Et puis, j'ai toujours voulu être entomologiste (spécialiste des insectes). Je veux participer à la défense des insectes pollinisateurs."
"Bruxelles risque de devenir une sous-région de la Flandre"
Vous avez été l’un des artisans de la création de la Région Bruxelles-Capitale. Comment la voyez-vous évoluer après les élections de 2024 ?
On n’évitera pas de nouvelles réformes de l’État. La vague autonomiste, confédéraliste, reste présente. Mais dans le courant flamand, il y a l’autre tendance qui constate combien les Flamands ont la maîtrise sur l’appareil d’État fédéral. Et qu’on ne claque pas la porte d’une maison qu’on contrôle. Entre cela, il y a des voix médianes. Mon attention a été attirée par ce qu’a dit la députée flamande Nathalie Muylle (CD&V) en parlant de politiques différenciées, donc menées par les régions et communautés mais ne mettant pas en cause la norme fédérale. C’est rendu possible par le fait que la Flandre a plus de moyens que le Fédéral. C’est dans l’accord de majorité. Dans les domaines de la santé, régaliens, la SNCB, on peut aller vers une plus grande latitude de la Flandre de se développer même sans sortir des rails du Fédéral. C’est une évolution que je n’écarte pas car on peut difficilement imaginer un statu quo. Et les délais pour une réforme de l’État se réduisent. Ce développement différencié pourrait produire un déséquilibre entre le niveau de satisfaction des Wallons par rapport aux Flamands, au sort plus positif, avec une inégalité du service rendu.
Il y aurait des citoyens belges de première et de seconde catégorie ?
Oui. Ce déséquilibre socio-économique, en termes de capacités budgétaires des entités, est plus menaçant que les péripéties linguistiques et culturelles. Plus le temps passe, plus on observe de réelles différences d’approche face aux grands enjeux sociétaux. On voit les différences de sensibilité aux questions nucléaires au Nord et au Sud, la neutralité de l’État, la politique de santé, de migration. La Flandre veut développer ses outils régaliens.

Le préaccord entre De Wever et Magnette prévoyait une régionalisation de la police. C’est dans cette logique.
Oui, on peut aller vers une politique différenciée avant d’aller vers des politiques structurelles touchant aux normes fédérales. Si on ne remet pas nécessairement en cause l’existence de la Belgique, on va vers des différenciations de compétences. Ça peut nous rassurer car on ne parle plus de séparatisme. Cela doit nous inquiéter dans la mesure où les Belges ne se sentiront plus traités, protégés, de la même manière.
Quid de Bruxelles dans ce tableau ?
On a créé la Région bruxelloise comme composante importante dans un équilibre des rapports de force communautaires. Or, Annelies Verlinden a vendu la mèche en parlant du 2X2. Cela veut dire deux grandes régions/communautés. Et puis, Bruxelles qui s’enclave de plus en plus dans la Région flamande. Au fond, la Région bruxelloise est inachevée. On a échoué à mettre en place une communauté métropolitaine. Cette absence de concertation s’est traduite par des effets négatifs et dans le développement, comme le réaménagement du Heysel.
Il y a une concurrence entre Bruxelles et le Brabant ?
Exactement. La Région bruxelloise était auparavant la centralité d’une zone plus large. Là, on enferme Bruxelles dans un espace où elle doit assurer sa survie économique, sociale. Avec le 2X2, on voit le dessin d’une Belgique où le lien entre la Wallonie et Bruxelles est de moins en moins fort. Peut-être que la Fédération Wallonie-Bruxelles a vécu. Le risque d’enclavement de Bruxelles dans la Région flamande existe.
Ça implique une intégration de Bruxelles plus importante dans la Flandre ?
Oui, peut-être. Certainement aspirée par la zone géographique flamande, cohérente avec l’axe Anvers-Bruxelles. C’est une figure d’avenir qui peut rendre inquiet. À cela s’ajoute l’évolution sociologique, avec l’étalement des classes moyennes hors de Bruxelles. Et la situation financière de Bruxelles, facteur d’affaiblissement institutionnel.
Que resterait-il de la Région si elle s’intègre davantage à la Flandre ?
Elle devient très vulnérable. On peut imaginer la survie de l’institution mais avec des moyens affaiblis, des dimensions territoriales inadéquates. Il faut être très vigilant dans de nouvelles négociations pour éviter un statut de sous-région d’un modèle à quatre.
Comment voyez-vous les choses se dérouler en 2024 ?
On ne peut répondre sans connaître le rapport de force politique. J’avais plaidé pour ne pas fermer la discussion avec la N-VA. Et puis un certain nombre de sujets distinguaient tellement les convictions du PS et de la N-VA qu’on s’est rendu compte que c’était difficile.
Cela a capoté parce que les libéraux ont convaincu Écolo de s’opposer…
On n’a pas été très loin dans la recherche de consensus institutionnel.
Votre scénario pour Bruxelles est pessimiste. Peut-on encore l’éviter ?
Il faut rester optimiste. Bruxelles reste l’atout international du pays. Bruxelles ne doit pas se couper de la Flandre mais s’en faire respecter et garder un lien fort avec la Wallonie.