Quelle société post-coronavirus? "On va renoncer à certaines choses, il y a mieux qui nous attend"
L’épidémie de coronavirus a mis en lumière les défaillances et les fragilités de nos sociétés. Quelles leçons notre pays peut-il en tirer ? Quels changements pourraient être mis en œuvre sans attendre et être opérationnels dans un horizon de cinq ans ?
Publié le 05-06-2020 à 23h46 - Mis à jour le 07-06-2020 à 08h00
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L’épidémie de coronavirus a mis en lumière les défaillances et les fragilités de nos sociétés. Quelles leçons notre pays peut-il en tirer ? Quels changements pourraient être mis en œuvre sans attendre et être opérationnels dans un horizon de cinq ans ? Cet article s'inscrit dans un dossier "Covid-19, et maintenant ?".
Interview d'Etienne de Callataÿ, économiste, enseignant à l'UNamur, à l'UCLouvain et à l'ULB.
Un changement de société est-il souhaitable ? Oui. Non pas que je regarde négativement le monde mais parce qu’il y a moyen de faire mieux. C’est le travers de l’économiste qui pense qu’il y a moyen de mieux allouer des ressources rares. Ainsi y a-t-il moyen de vivre mieux si nous n’avions pas une qualité de l’air dégradée, l’espérance de vie serait simplement plus élevée. Vivre plus vieux en meilleure santé est à portée de main. Bien sûr, il y a des tensions, des injustices mais nous pourrions vivre dans une société plus heureuse.
Un changement est-il possible ? Bien sûr. À cette fin, l’économiste va identifier un problème de coordination, dit "le dilemme du prisonnier" dans notre jargon. On est capable de faire des choses sans attendre de faveur, de rémunération en retour. Ce n’est pas parce que je trie mes déchets que je vais respirer un meilleur air. Néanmoins la plupart des gens le font. Aller plus loin demanderait des petits sacrifices personnels que nous ne faisons pas parce que le voisin ne le fait pas. Mais on en est capable. Cette crise du Covid ne va pas changer radicalement la donne mais accentue des tendances déjà présentes : la préoccupation environnementale, la digitalisation, le télétravail, le frein à la mondialisation (déjà à l’œuvre depuis la crise financière de 2008), des taux d’intérêt très bas ou encore la demande des jeunes générations de mieux concilier vie professionnelle et vie privée.
Dans quels domaines identifiez-vous des changements ? Un exemple proche et emblématique est la politique wallonne de subventionnement du grand prix de Francorchamps. À ceux qui souhaitent l’arrêter pour des raisons environnementales et d’affectation inappropriée de ressources, le gouvernement rétorque "impossible" vu les emplois en jeu. Mauvais argument. Il faut parfois oser un désarmement unilatéral et aller de l’avant. C’est aussi vrai pour notre système de voitures de société qui déresponsabilise l’utilisateur face à ses impacts négatifs ; complètement contraire donc à une économie libérale qui promeut la responsabilité. C’est aussi vrai pour notre fiscalité immobilière, peu intelligente. Mais on a peur de changer par crainte qu’après une réforme les conséquences, pour soi, soient plus lourdes. On préfère un mauvais impôt qu’on connaît à un futur impôt - meilleur sur papier - qu’on ne connaît pas encore. Je pense ici à la nécessaire suppression des droits d’enregistrement élevés au profit d’une augmentation de la fiscalité immobilière annuelle.
On se focalise beaucoup sur des changements microlocaux (circuit court, comportement durable…) mais sera-t-il aussi macro ?
Certes, le changement doit venir de chacun d’entre nous (selon l’effet colibri qui, à son niveau, s’active à éteindre l’incendie de la forêt) mais aussi, à côté, d’une action collective locale dite bottom-up (pétition, association de quartier, groupement d’achats bio, coopérative citoyenne…), puis de l’action politique, dite top-down , plus macro (comme une interdiction du chauffage au mazout). Il ne faut pas les opposer et pouvoir s’investir dans les trois. Même si on désespère de l’action politique, il ne faut pas la délaisser.
Comment sera la reprise économique ? Molle. Je ne parle pas des restaurants où on va retrouver dans quelques mois une situation similaire à l’avant-Covid. Je ne suis pas non plus inquiet pour le secteur culturel. Je le suis pour les secteurs de biens durables nécessitant des investissements à long terme, les voitures par exemple. Un tel achat est un engagement pour 5 ans pour le 1er propriétaire puis encore 5-7 ans pour les propriétaires de l’occasion. Ils devront s’interroger : pourrai-je encore rouler en ville en 2030 ? L’énergie fossile ne sera-t-elle pas beaucoup plus taxée ? D’autres secteurs semblent aussi hypothéqués, comme l’avion. Combien de compagnies aériennes seront tentées de passer des commandes pour des avions supposés voler pendant 20 ans ? De moins en moins. Parce qu’en 2033, combien de personnes voudront encore prendre l’avion pour passer des vacances sur les plages de Phuket ? De moins en moins. Et les bateaux de croisière ? Quel investisseur va se risquer à en construire un sachant qu’il faut 20 ans pour l’amortir ? Combien de personnes voudront, dans 10 ans, aller sur ces machines à détruire la nature ? De moins en moins.
Et dans les entreprises ?
Le mot "résilience" a beaucoup été utilisé durant la crise. Il le sera davantage, demain, dans les entreprises. Avec quel changement ? On va remplacer le just in time par le just in case . On a voulu maximiser les profits en comprimant les coûts, notamment pas de stock et concentration auprès d’un seul sous-traitant, le moins cher. On s’est rendu compte que, dans la chaîne de production, cela nous rendait tributaire du moindre couac, couac dont on avait perdu de vue la possibilité. Dans le temps, de nombreuses entreprises étaient actives dans plusieurs secteurs. Puis le "concentrez-vous dans un créneau cher à des consultants" a poussé les entreprises à adopter des modèles très purs, ne produisant qu’une chose. "Conglomérat" était l’insulte absolue, cet "ensemble disparate d’activités". Aujourd’hui, avoir plusieurs types de fournisseurs, plusieurs types de clients, plusieurs lignes de produits, avoir des commerces physiques et en ligne, apparaît comme une grande chance et une opportunité.
Et dans les villes ?
Le Covid et le développement du télétravail risquent de provoquer un exode d’une certaine classe moyenne en dehors des villes. Sur les sites immobiliers, les recherches avec "jardin" ont explosé. Les bourgmestres des grandes villes doivent absolument mener une politique en faveur de la qualité de vie en ville. N’oublions pas que ce qui finance la Région de Bruxelles, par exemple, ce ne sont pas les gens qui y travaillent mais ceux qui y habitent. D’un point de vue budgétaire, la priorité doit être la qualité de vie pour que la classe moyenne ne quitte pas la ville. À défaut, ce sera un désastre social et une pétaudière. Ce n’est pas de l’idéologie environnementaliste, c’est un investissement.
Aides ciblées, chômage temporaire, fonds de relance… : qui va payer la facture de la crise du Covid ?
Soit personne, soit nous tous. Je m’explique. Il n’est pas impossible d’imaginer que la banque centrale imprime de l’argent puis le prête aux États et qu’ensuite ces créances soient annulées. On l’a déjà observé dans le passé et encore pratiqué en 1953 s’agissant des dettes allemandes vis-à-vis des pays vainqueurs de la guerre 1940-45. À cela, deux risques - inflation et augmentation des taux d’intérêt - sont pointés par les économistes. Le premier est perçu comme inexistant aujourd’hui, de même que le deuxième, même si là, je suis un peu moins rassuré. Ce financement monétaire des États est la direction, atténuée il est vrai, que l’on prend. L’autre option est qu’on va tous devoir payer aujourd’hui ou plus tard, sous forme d’impôts en plus ou de dépenses publiques en moins.
Là, est-il légitime de transférer un tel fardeau aux générations suivantes ?
Aujourd’hui il y a un consensus pour que l’État appuie à fond sur l’accélérateur. Quasi aucun économiste ne préconise l’austérité. La question est : si on revient à la normale fin 2021, doit-on en 2022 relever les impôts ou diminuer les pensions ou d’autres dépenses ? En termes de justice par rapport à nos enfants - qui vraisemblablement ne vivront pas mieux que nous - il serait légitime que nous fassions l’effort en 2022, 2023 et 2024 plutôt qu’eux en 2043, 2044, 2045… Mais simultanément si on annonce demain qu’on fera cet effort dès 2022, les gens, aujourd’hui, n’iront pas au restaurant ou dépenser ailleurs. Ils vont épargner. Doit-on le dire ? Dilemme.
Le changement, avec ses incertitudes, fait peur. Quels risques pointez-vous ?
Le risque premier est le passéisme utilisé par les populistes. On l’a déjà vu à l’œuvre quand Trump répète " Make America great again " (Rendre sa grandeur à l’Amérique). Le changement fait peur, le statu quo ne donne pas satisfaction, la seule chose qui rassure est de revenir à un état antérieur supposé glorieux. C’est aussi la victoire du " Take back control " en Grande-Bretagne. C’est absurde. Dans le récent livre du philosophe Michel Serres C’était mieux avant , l’illustration de la page une est une femme faisant la lessive à la main dans un lavoir. Imaginez avoir mal aux dents, il y a 50 ans ! Non, on n’a pas envie d’y retourner. Je crains que certains ne s’enfoncent dans l’illusion d’un passé magnifié par des populistes à la Orban ou Trump. Mais ne nous leurrons pas, changer c’est comme faire une omelette, on casse des œufs. Et il y aura des perdants et des gagnants. Je suis contre les aides à Brussels Airlines. Voir les pouvoirs publics consacrer tant d’argent pour une activité aussi peu promise à un avenir et aussi peu responsable sur le plan environnemental. Une entreprise non adaptée fait faillite : c’est la règle du capitalisme. Dans le contexte actuel, on est dans un système de capitalisme dévoyé où on accepte la privatisation des profits mais quand l’échec pointe, on se tourne vers l’État. Non ! Ceux qui, dans le monde patronal, militent pour des aides significatives à des entreprises en difficulté feraient mieux d’y réfléchir à deux fois. Ne contribuent-ils pas à délégitimer, à saboter, le système qui a fait leur fortune ? Maintenant le changement fait peur mais il peut enthousiasmer quand il est un vrai projet. Aujourd’hui, ce que souhaitent les gens est qu’on leur dise, "on va se retrousser les manches, on va renoncer à certaines choses mais il y a une perspective. Bougeons !" Le meilleur allant est l’environnement. Quand on fait des efforts, on est payé en retour. Quand on se préoccupe de telle population de poissons, elle se refournit. Ainsi, protégé, le thon rouge est de retour en Méditerranée. Des mesures prises, payent, comme la qualité de l’air en ville. Le message à faire passer est qu’il y a mieux qui nous attend.