"La configuration de la franc-maçonnerie belge est en train d’évoluer"
Historien des religions et de la laïcité, professeur à l’ULB, Jean-Philippe Schreiber est un spécialiste de la franc-maçonnerie en Belgique. Il commente pour La Libre la décision récente du Grand Orient de Belgique de s'ouvrir aux femmes.
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Publié le 16-09-2020 à 06h42 - Mis à jour le 29-04-2022 à 18h06
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Le Grand Orient s’est toujours montré progressiste d’un point de vue idéologique. Notamment en soutenant des évolutions en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes. Comment comprendre sa frilosité lorsqu’il s’est agi d’ouvrir ses rangs aux femmes ?
Il est clair que la majorité des francs-maçons du Grand Orient sont favorables aux évolutions progressistes et à la promotion des femmes dans la société. La difficulté des débats n’était donc pas idéologique. Je pense qu’elle se situait plutôt au niveau de ce qu’est la voie initiatique. Avant tout, certains maçons considéraient que l’accès des femmes à la franc-maçonnerie pouvait se faire au sein d’autres obédiences, et qu’il n’y avait donc pas de raison de leur ouvrir les rangs du GOB puisque l’égalité était en ce sens assurée. Il semble ensuite qu’il était difficile pour certains d’entre eux de concevoir dans cet exercice d’humilité, d’ouverture et de dévoilement de soi qu’est la voie initiatique, que des personnes d’un autre sexe puissent être présentes ; que certaines choses seraient difficiles à dévoiler devant des femmes. C’est d’ailleurs une réflexion que l’on pourrait retrouver aussi, mais dans le sens contraire, dans les loges féminines. Ce sont là deux hypothèses, mais que j’avance avec prudence car on n’a pas de connaissances précises de la sociologie, de la mentalité, de qui sont les francs-maçons contemporains.
On sait peu ce que pensent les francs-maçons ?
On évoque le secret maçonnique, souvent accompagné de théories conspirationnistes et complotistes. En réalité, on connaît bien la franc-maçonnerie, son histoire, ses rituels, ses symboles, la façon dont elle fonctionne. Les ouvrages sont abondants et les archives de la franc-maçonnerie ou des loges sont accessibles aux chercheurs. Mais il est en effet très difficile de comprendre quelle est la sociologie des maçons contemporains, quelles sont leurs mentalités, ce qu’ils pensent dans leur intimité, dans leur vécu, dans leurs expériences qu’ils ne dévoilent pas. Ce serait pourtant intéressant de travailler sur ces questions, mais il s’agit d’un angle mort qui s’explique par la difficulté de savoir qui sont les francs-maçons.
Cette discrétion autour de l’appartenance franc-maçonne est-elle encore totalement en application ?
Il y a quelques années, une opportunité existait pour que l’on aille vers une plus grande ouverture et davantage de dévoilements en la matière. Le climat politique et les combats structurés autour de visions du monde antagonistes s’étaient en effet apaisés depuis une trentaine d’années. Il y avait donc une ouverture qui s’est refermée à cause du climat ambiant que l’on ressent depuis peu et qui charrie des théories complotistes, renforcées récemment avec le coronavirus. On constate donc de nouveau une frilosité, plus importante qu’il y a quelques années, dans le chef des francs-maçons.
Quand vous parlez de frilosité, vous évoquez de la peur, ou de la fatigue qui appelle une discrétion qui pousse les maçons à moins se dévoiler ?
Les deux. Il y a de la fatigue et de la lassitude face à ces théories, mais une peur diffuse demeure également. Dans certains pays, dont le nôtre, des francs-maçons ont été persécutés jusqu’il n’y a pas si longtemps…
La décision du Grand Orient de Belgique va-t-elle fortement bousculer les assemblées maçonniques ? Beaucoup de femmes sont-elles désireuses de les intégrer ?
C’est difficile à dire. En France, le Grand Orient s’est ouvert à la mixité il y a dix ans, sans que cela ait engendré une évolution significative. De plus, une offre existe déjà en Belgique pour les femmes désireuses de devenir maçonnes. Au-delà du geste symbolique que constitue cette décision, je pense que l’enjeu est aussi structurel, car la configuration de la franc-maçonnerie belge est en train d’évoluer.
C’est-à-dire ?
On observe une forme de compétition parmi l’ensemble des obédiences belges, notamment à la suite de la montée en puissance de la confédération mixte de loges Lithos. L’initiative du Grand Orient de Belgique a donc aussi été adoptée aujourd’hui pour contenir le départ de frères vers d’autres loges, et attirer des hommes et des femmes soucieux de telles évolutions.