Rouvrir la maison de repos ? "Je sens la responsabilité qui pèse sur mes épaules"
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Publié le 12-10-2020 à 09h15 - Mis à jour le 12-10-2020 à 09h37
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À l’entrée de la Résidence Célinie, à Crisnée, des valises et des sacs sont placés en quarantaine. Du linge sale à récupérer par les familles ; des vêtements propres à restituer aux résidents. Derrière les portes vitrées du grand bâtiment blanc qui peut accueillir 124 seniors, on devine quelques silhouettes. Des portes qui restent fermées aux familles, à cause du foutu coronavirus. Tous ceux qui accèdent à la résidence pour raisons professionnelles (soignants, éducateurs, logopèdes, cuisiniers…) doivent s’inscrire dans un registre posé sur une petite table, à côté d’un flacon de gel et d’un Thermoscan frontal. On est prié de noter sa température, à l’entrée comme à la sortie, histoire de pouvoir tracer les contacts en cas de nouvelle intrusion du virus.
Le Covid a frappé fort à la Résidence Célinie. Une vingtaine de résidents sont décédés au printemps, frappés par le coronavirus ou touchés par le syndrome du glissement : privés de contacts avec leurs proches, ils se sont laissés aller vers la mort. Leurs chambres restent inoccupées ; il n’y a pas eu d’admissions.
Il n’a pas eu une fin de vie digne
"J’ai perdu des clients, mais surtout des êtres humains", témoigne Jean-Luc Mahaux, gestionnaire de l’institution. Il se souvient, entre douleur et colère, du premier résident victime de l’épidémie. "Les symptômes se sont déclenchés le vendredi (13 mars, premier jour du confinement, NdlR). On l’a hospitalisé le samedi : il nous est revenu deux heures plus tard avec un diagnostic de Covid. On nous l’a renvoyé sans oxygène, sans morphine." L’octogénaire est mort le dimanche, à la maison de repos. "Dans les institutions, on n’est pas autorisés à avoir des réserves. Il a fallu pallier l’inefficacité du système. Cette personne a souffert : elle n’a pas eu de fin de vie digne."
M. Mahaux est amer. "On a beaucoup applaudi les soignants des hôpitaux : on n’a pas assez remercié le personnel des maisons de repos. Mon infirmière en chef connaissait cet homme depuis plus de 25 ans, moi-même depuis 12 ans." En temps de crise, les patients admis dans les hôpitaux sont des passants, des anonymes, poursuit-il. "Ici, ce sont des personnes, pas des numéros. On n’a pas mesuré l’impact psychologique de cette épidémie sur le personnel des maisons de repos. On n’imagine pas ce qu’ils ont enduré." On perçoit l’émotion du responsable. "Quand quelqu’un meurt chez nous, on a les souvenirs qui reviennent. On avait organisé un repas africain. Il était tout content. Ça lui rappelait le temps où il vivait au Congo."

"Ça me rend encore furieux"
Le gestionnaire a trouvé très injuste l’image des maisons de repos, très négative, qui a circulé pendant la pandémie : "On entendait partout qu’on laissait mourir les gens. Ça me rend encore furieux." D’ordinaire, il y a deux ou trois morts par mois dans la maison de repos de Crisnée ; elle en a déploré 22, en un mois et demi, au plus fort de la pandémie. "Il est arrivé qu’on ait trois décès en une seule journée", indique Claudine Dormans, directrice. Et trois corbillards : un le matin et deux l’après-midi. "Mettez-vous à la place des résidents qui étaient aux fenêtres. Ils se disaient : la prochaine fois, c’est peut-être pour moi." La maison de repos a appliqué les directives de Sciensano, isolé les résidents positifs dans les chambres, ouvert une aile Covid quand un cluster est apparu. "Il a fallu déplacer des gens : c’était extrêmement perturbant pour eux et pour les familles."
Au moins une visite par semaine
Les visites, interdites pendant le confinement, ont été progressivement rétablies. Mais elles restent très encadrées : masques obligatoires, pas d’effusions ou de gros bisous. Des chambres inoccupées du rez-de-chaussée, avec accès extérieur (les proches n’entrent pas plus loin), sont mises à disposition trois après-midi par semaine, soit 25 personnes par jour et 75 visites par semaine. "Un système qui permet à chaque résident de recevoir au moins une visite par semaine", explique Mme Dormans.

Un ballon d’oxygène qui ne règle pas tout. Un quart des résidents, abandonnés par leurs proches, ne reçoivent jamais de visites. Ils profitaient de celles de la fille du voisin de chambre. Il y avait des échanges, des discussions. Ça faisait entrer du vent frais dans l’institution ; ça mettait de la vie. Ces moments-là ont été volés par l’épidémie.
La seconde vague qui déboule en force va-t-elle obliger à modifier le système ? "Indépendamment des niveaux de pouvoir, on dit aux gestionnaires : ‘Prenez vos responsabilités.’ Si moi, aujourd’hui, pour le bien-être des résidents, je décidais de rouvrir la résidence et que le virus revient, on se retrouvera dans une situation dramatique. Les consignes ne sont pas claires. Je sens la responsabilité qui pèse sur mes épaules", répond Jean-Luc Mahaux.