Véronique De Keyser: "La pandémie a éclairé les angles morts de notre démocratie"
La pandémie vue par les courants philosophiques. Cette semaine, La Libre rencontre une représentante de chacun des grands courants philosophiques du pays pour dresser le bilan de l'année, marquée par la pandémie. Aujourd'hui: Véronique De Keyser, présidente du Centre d'action laïque.
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- Publié le 22-12-2020 à 10h48
- Mis à jour le 23-12-2020 à 09h01
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La pandémie de coronavirus aura bousculé les habitudes. Elle aura en particulier ébranlé les liens sociaux, qu’il a fallu limiter en catastrophe pour tenter de contenir la propagation. L’obligation de se confiner a fortement perturbé les rassemblements religieux et les cérémonies laïques. Comment les différents courants philosophiques se sont-ils adaptés en Belgique ? Et, surtout, quelles leçons ces courants tirent-ils de ces dix mois qui ont fait basculer de nombreuses vies.
“La Libre” a rencontré cinq femmes appartenant, chacune, à une des plus importantes spiritualités du pays. Cinq femmes qui jettent un regard singulier sur ce monde qui n’est déjà plus tout à fait le même qu’il y a un an. Aujourd'hui, Véronique De Keyser dévoile à "La Libre" les leçons qu'elle tire de la pandémie.
Véronique De Keyser, ancienne députée européenne PS, a été désignée en mai 2020 à la présidence du Centre d’action laïque (Cal). Fondé en 1969, le Cal a pour mission de représenter le monde de la laïcité auprès des pouvoirs publics et de défendre l’impartialité d’un pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse.
Âgée de 75 ans, la socialiste principautaire a accompli un long parcours académique à l’Université de Liège. Elle deviendra, entre autres, doyenne de la faculté de psychologie et publiera de nombreux ouvrages et articles scientifiques, notamment en matière de santé au travail.
Dans sa carrière politique, elle s’intéressera aux grandes causes internationales, aux violences faites aux femmes et aux enfants. Elle s’impliquera en particulier à l’égard de la situation des pays arabes et à celle des territoires africains frappés par la guerre. En 2013, elle rendra visite au président syrien Bachar al-Assad, ce qui suscitera la polémique. Partisane d’un dialogue avec le dictateur accusé de crimes contre l’humanité, elle sera désavouée par son propre parti et ne figurera plus sur les listes lors des élections européennes de 2014. Lors de son arrivée à la présidence du Cal il y a six mois, cette rencontre lui sera à nouveau reprochée.
Regardant 2020 dans le rétroviseur, Véronique De Keyser estime que le Covid-19 et le nécessaire confinement ont jeté une lumière crue sur les failles de nos sociétés : la pauvreté, les abus au sein des familles, la solitude, la détresse des détenus dans les prisons…
Quel enseignement tirez-vous de cette année de pandémie ?
C’était perceptible dès le début de la première vague : les inégalités se creusaient entre les populations qui pouvaient vivre le confinement de manière détendue et d’autres qui, pour un motif ou un autre, ont vécu le confinement comme une double peine ou, parfois, comme une condamnation à mort. Je pense à la situation dans les maisons de repos, à la situation des détenus. Les prisons ont pour objectif de faire payer quelqu’un pour ce qu’il a fait mais aussi de le réintégrer dans la vie en société. Or, c’est un échec monumental, le confinement a été explosif dans les prisons en termes de détresse. Je pense aussi aux migrants, aux sans-abri. Enfin, la violence sexuelle à l’égard des femmes et des enfants a explosé pendant le confinement. La pandémie a éclairé les angles morts de notre démocratie.
Vous parliez de "condamnation à mort". Pouvez-vous expliquer ce point ?
Mon métier premier, c’est prof de psychologie à l’université et, avant tout, psychologue. Dans mes permanences téléphoniques, j’étais en contact avec des personnes confinées dans les maisons de repos et j’ai vécu en direct des dégringolades, des glissements jusqu’à la mort. Les gens ne supportaient pas la solitude. Quand on brise la chaîne de transmission du virus, on brise aussi la chaîne sociale et cela peut se révéler parfois encore plus mortel que la maladie elle-même. Quand la pandémie sera finie, il faudra s’occuper de ces poches d’inégalités et des mécanismes qui permettent de les créer. En 2021, le Cal va par exemple travailler sur le concept d’"une seule santé" (One Health), c’est-à-dire l’interdépendance totale entre la santé environnementale, la santé animale et la santé humaine. Les pandémies vont se répéter et vont prendre des formes particulièrement meurtrières notamment car une résistance aux médicaments traditionnels s’est installée. Comment faire face ? Justement en améliorant la santé globale de ce monde.
La primauté accordée à la santé publique, le contrôle des comportements pourraient-ils mettre en danger les libertés ? Se précipite-t-on vers le "meilleur des mondes" d’Aldous Huxley ?
La liberté et l’égalité pour tous ont toujours impliqué un dépassement des intérêts individuels et des égoïsmes. Mais c’est tout autre chose de parler d’une soumission des citoyens à un régime fort. J’ai une peur bleue de ces régimes autoritaires qui rejettent le modèle démocratique fondé sur les droits de l’homme. Quels sont les pays qui semblent avoir, plus ou moins, jugulé cette pandémie ? Les pays asiatiques dotés de régimes autoritaires absolument effarants… La surveillance en Chine et le flicage électronique des citoyens s’organisent à partir d’un ensemble de paramètres incroyables, qui vont du GPS de la voiture à la reconnaissance faciale, au traçage des contacts sociaux, des communications téléphoniques. Toutes ces données sont compilées et aboutissent à des récompenses ou à des pénalités. C’est basique mais cela a marché car la Chine a utilisé cet outil de contrôle social qui préexistait pour combattre la pandémie. Ce système est le point d’orgue de ce qu’on peut faire dans le genre du Big Brother orwellien…
La digue démocratique est-elle prête à céder chez nous, dans les pays occidentaux ?
En Belgique, malgré les maladresses, on sent le souci de respecter l’état de droit et les libertés. Tout n’est pas parfait mais l’accord gouvernemental obtenu au fédéral respecte ces principes. J’aurais été moins à l’aise avec d’autres formules, avec celles qui auraient inclus les nationalistes flamands… Aux États-Unis, toutefois, sévit un populisme qui repose sur le déni de la crise sanitaire. Il y a mille manières de s’écarter de l’état de droit.
Le pacte de majorité de la Vivaldi a neutralisé, à la demande du CD&V, la prolongation jusqu’à 18 semaines du délai maximal pour demander un avortement. Un échec pour vous ?
Sur l’IVG, je peux vous dire que ce n’est que partie remise… On mènera ce combat jusqu’au bout. Ce qui me révolte dans ce dossier, c’est l’instrumentalisation politique d’un problème qui devrait, justement, échapper à la politique. Le droit de choisir est un combat pour l’émancipation. Il vise à permettre aux femmes de participer à la vie d’un pays, de travailler. Ces libertés ne vont pas les unes sans les autres. Toutes les femmes prennent l’avortement extrêmement au sérieux, ce n’est jamais une partie de plaisir. Présenter l’IVG comme un droit jamais acquis et toujours soumis aux aléas des possibles majorités politiques, comme cela se passe en Pologne par exemple, est hallucinant.
Le CD&V ne remet pas en cause le droit à l’avortement.
Si le CD&V voulait uniquement éviter la prolongation, il n’aurait pas fait de la mise au frigo du dossier une condition sine qua non pour la mise en place de la nouvelle majorité fédérale. C’était minable, et les autres partis se sont laissé enfermer. Passer quatre fois par le Conseil d’État pour éviter un vote du Parlement, je n’appelle pas cela de la démocratie… Si le CD&V pouvait revenir sur le droit à l’avortement, il le ferait. Cette question ne prendra jamais fin car, si la loi interdisait l’IVG, il y aurait alors des avortements clandestins. Je fais ici un parallèle. Dieu sait à quel point certains partis voudraient revenir sur la recherche sur les cellules souches… Mais ce serait la fin de la recherche sur les maladies génétiques ! Qui est-ce qui, ayant des convictions religieuses, sacrifierait ainsi son gosse qui aurait pu être sauvé grâce à la science ? Laissez-moi rire… Personne ! Arrêtons cette hypocrisie. Laissons faire la démocratie, laissons choisir les femmes en toute liberté. Il faudrait faire de l’IVG un droit fondamental au niveau européen.
En France, Samuel Paty, un enseignant, a été décapité pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves. L’islamisme est-il un danger pour nos "valeurs" occidentales ?
En 2016, après les attentats de Bruxelles, on a vu une sorte de sursaut afin de ne pas faire de raccourci entre musulmans et islamistes criminels. Après l’assassinat de Samuel Paty, au contraire, on a vu une levée de boucliers pour dénoncer l’islam. Comme s’il fallait que chaque citoyen choisisse un camp : l’islam qui menace les libertés ou les valeurs démocratiques. Cette obligation de choisir est contraire à l’objectif même de la laïcité et de certaines religions. Bien sûr, nous sommes pour un islam des Lumières mais la violence et la haine qui ont surgi après l’assassinat de Samuel Paty sont extraordinairement dérangeantes.
Certains craignent la nouvelle combativité du "communautarisme" en Belgique.
Cette fermeture identitaire que l’on trouve aujourd’hui dans le communautarisme, cette perception de soi en tant que victime de persécutions, est très vigoureuse. De manière philosophique et politique, ce mouvement relève du "libéralisme de la peur" théorisé par la politologue Judith Shklar. Le communautarisme repose sur cette idée que l’État n’est pas que le garant des libertés mais peut aussi être le persécuteur. D’autres menaces et oppressions qui pèsent dans la société doivent aussi susciter une révolte : les Blancs sur les Noirs, les hommes sur les femmes, etc. Ces discriminations peuvent être multiples et se cumuler. Ces victimes estiment qu’elles ne trouveront la force d’obtenir réparation qu’en luttant ensemble. Ce mouvement est moralisateur et repose sur la dualité du bien contre le mal. Ce sont des croisades que chacune de ces victimes mène, ce n’est pas un débat démocratique. Les injustices existent en démocratie, évidemment, ce mouvement a un fondement. Mais le Cal se bat aujourd’hui pour que ces personnes cessent de se percevoir comme des victimes. Même pour les violences sexuelles, je parle de "survivante" plutôt que de "victime".