Malika Hamidi : "La spiritualité m’a aidée à vivre la maladie dans l’acceptation"
Rencontre avec Malika Hamidi, spécialiste du féminisme musulman en Europe.
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Publié le 23-12-2020 à 10h32 - Mis à jour le 23-12-2020 à 12h01
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Malika Hamidi est docteure en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris. Elle est par ailleurs chercheuse associée du Laboratoire d’analyse des sociétés et pouvoirs/Afrique – Diasporas (Laspad) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal et membre associée à l’étranger du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Cadis, EHESS, Paris). Spécialiste du féminisme musulman en Europe, elle a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet, notamment celui tiré de sa thèse de doctorat Un féminisme musulman, et pourquoi pas ?, aux éditions de l’Aube.
Malika Hamidi est née en France de parents algériens, elle appartient à cette deuxième génération d’immigrées qui porte une identité plurielle dont elle est fière et qu’elle veut faire reconnaître. Son domaine d’étude la pousse à prendre part au débat sur le rôle de l’islam dans notre société. Pour elle, les jeunes femmes musulmanes doivent investir le champ féministe et s’imposer comme des actrices politiques et sociales au sein de la communauté musulmane et dans la société en général. Quand nous lui proposons l’entretien, elle sourit : “Ah, chouette, nous parlerons enfin d’autre chose.”
Mère de deux enfants, elle se définit elle-même comme très occupée, toujours à courir derrière le prochain avion. En tout cas, c’était le cas avant. Car, pour elle, il s’agit là peut-être d’un apprentissage de la pandémie. Prendre le temps, renouer avec l’essentiel que nous avons peut-être perdu de vue dans notre course effrénée.
Comment avez-vous vécu la crise sanitaire qui aura marqué l’année 2020 ?
Je l’ai vécue de deux manières. D’abord de manière physique et spirituelle, que j’ai pu expérimenter de près puisque j’ai contracté deux fois la maladie. Ensuite, une fois la maladie passée, j’ai tenté de lui donner du sens. Concernant le plan physique et spirituel, j’ai retrouvé récemment une étude de l’université Johns-Hopkins qui mettait le doigt sur une intuition que j’avais. Selon l’étude, les personnes qui sont les plus attachées à une spiritualité, à une foi, sont celles qui dépassent le plus facilement la maladie. Il y avait la notion de "médecine œcuménique" qui me semblait juste au moment de la maladie. Cela vaut pour tous les cultes : le chrétien peut réciter des "Je vous salue Marie", le bouddhiste peut utiliser la méditation, le musulman récite le Coran. La prière apporte un apaisement et est un médicament qui n’a pas d’effet secondaire. En ce sens, la spiritualité m’a aidée à dépasser ce Covid. Je me suis parfois demandé comment j’allais y arriver. Ma spiritualité m’a aidée à le vivre dans l’acceptation, parfois même dans le détachement. Je dirais même que, parfois, je ressentais une certaine gratitude.
C’est-à-dire ?
Dans la tradition musulmane, le Prophète disait que la maladie, l’anxiété, ou même une simple piqûre d’épine correspond à l’effacement d’un péché. Beaucoup de musulmans ont sans doute vécu le virus comme une purification. Je dirais plutôt, pour ma part, comme une élévation, un nettoyage du corps et de l’âme. On dit souvent que "la maladie du corps est la guérison de l’âme". Il faut pour cela comprendre la maladie et son sens, comprendre ce que le corps essaye de nous dire. On nous demandait de rester chez nous, à l’intérieur. Cela voulait dire aussi qu’il fallait aller voir à l’intérieur de nous.
Cela ne conduit pas à une sorte de fatalité ?
Non, car il s’agit plutôt de donner une lecture spirituelle de la maladie. Dans la tradition musulmane, on parle d’une patience active. Cela peut sembler paradoxal. Il s’agit d’une patience qui nous amène à mettre la spiritualité au cœur de la maladie.
Avons-nous dû réapprendre à souffrir ?
Toutes les crises, tous les bouleversements surviennent parce qu’à un moment donné, il faut peut-être changer sa trajectoire ou son chemin de vie. Dans le cadre du Covid, la société a été bouleversée, de l’individu à l’État. Quelles leçons allons-nous tirer ? J’écoutais à ce propos un dialogue entre le sociologue français Edgar Morin et le penseur et agriculteur Pierre Rabhi. Ils pointaient que nous étions dans une ère d’incertitude qui doit nous amener à trois éléments. D’abord renouveler les politiques, du local à l’international. Ensuite, protéger la planète. Le troisième élément concerne l’humanisation de nos sociétés. On allait vers des sociétés toujours plus déshumanisées. À ce titre, la pandémie a mis en lumière d’innombrables dysfonctionnements de nos sociétés.
Certains y ont vu un signe divin. Acceptez-vous cette lecture de l’événement ?
Non. Il y a très certainement un message symbolique, mais parler d’un message divin voudrait dire que ce Covid ne s’adresserait qu’aux croyants, et que l’on ne verrait cette maladie que comme une punition, un peu comme certains l’ont pensé après le sida. À titre personnel, je ne suis pas dans cette vision d’un dieu qui punirait la communauté ou le destin des hommes. J’y vois plutôt un message pour redéfinir notre relation au monde. Car c’est tout un système de pensée qu’il va falloir changer.
Ce changement reste possible, selon vous ?
J’ai pensé lors de la première vague qu’il y avait une prise de conscience. Aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression que l’on tend vers un retour à la normale. Mais toujours est-il que nous avons dû rapprendre un nouveau tempo, obligé par le ralentissement mondial. Mais avons-nous pris véritablement conscience de ce que le Covid pouvait nous enseigner ? J’en suis de moins en moins sûre.

Dans la communauté musulmane, comment le confinement a-t-il été vécu ?
À la croisée de l’aubaine et de la frustration. Et il y a deux choses que l’on retrouve aussi dans la façon de vivre le ramadan. Il y a d’un côté ceux qui sont davantage dans le spirituel. Cela n’a pas vraiment dérangé les plus solitaires, ce qui est par exemple mon cas. J’ai pu faire plus d’actes de dévotion car j’avais plus de temps. Par contre, pour ceux qui sont davantage dans le collectif, plutôt dans la prière à la mosquée, la crise sanitaire a été vécue comme une frustration. Celle de ne pas avoir pu être dans le partage. Mais ce ramadan confiné nous a permis de découvrir quelque part le ramadan 2.0 avec les prières virtuelles.
C’est une tendance qui pourrait rester ?
Je pense que les communautés musulmanes ont hâte de pouvoir se retrouver physiquement. Dans les prières à la mosquée, surtout celle du soir, on retrouve une énergie collective qui est forcément moins forte quand on est seul chez soi. Beaucoup ont ressenti un manque. Mais je dois reconnaître qu’il y a eu une grande créativité. Je pense aux prières mises en place sur Instagram, où l’imam lisait le Coran devant une caméra. Des savants ont même été consultés pour voir si cela était possible. Et la réponse était oui.
Beaucoup de croyants ont renoué avec la charité durant le confinement. Faut-il y voir un regain de l’engagement envers les plus précaires ?
Bien sûr, surtout au sein de la jeunesse. On a vu dans les quartiers populaires beaucoup d’initiatives de collectes de vêtements, de nourriture mises en place par les plus jeunes. Cela a été d’autant plus marquant pendant le ramadan qui est véritablement le mois du partage, mais même avant. Le souci du voisin, du prochain ou de l’aîné a conduit à la mise en place de nombreuses actions. On a vu une mobilisation de la jeunesse. Mais attention, cela ne concerne pas que les musulmans ! On aurait pu penser que les jeunes allaient tomber dans la rébellion mais finalement, c’est plutôt un élan de générosité qui s’est manifesté. Ça s’est un peu essoufflé maintenant mais je pense que cela existe encore malgré tout. Dans la tradition musulmane, le respect du parent, visiter les plus démunis, fait partie de notre religion. C’est une foi active, qui doit rayonner autour de l’individu. On a pu voir que cela a bien été compris et mis en œuvre par la jeunesse. Sans le clamer haut et fort, ils ont aidé leur prochain. Sans le Covid, peut-être que certains n’auraient pas passé le pas.
Le monde politique a fixé des règles assez strictes envers les cultes, en maintenant l’interdiction de rassemblements et en fermant les lieux de culte. Comment voyez-vous cette ligne dure ?
Pour moi, pouvoir continuer de jouir de ma spiritualité en dehors de la mosquée ne me pose pas de problème. L’Islam le permet et offre même des facilités. Il y a toujours eu dans l’histoire des périodes de pandémies et le Prophète disait de rester chez soi. Souvent les imams rappelaient ces règles dans les mosquées. Nous avons tous les ingrédients pour vivre la spiritualité à domicile. Finalement, le confinement nous a offert une certaine liberté, même s’il ne faut évidemment pas oublier que l’épidémie provoque la mort et que, pour certaines familles, le confinement fut l’endroit de violences. On peut toutefois le voir comme une retraite collective et forcée.
Comment la foi peut-elle justement aider à penser l’avenir, alors que le présent est si difficile à appréhender ?
J’ai remarqué chez mes enfants une certaine désillusion par rapport au futur. Ma fille, jeune adolescente, me demandait : "Mais maman, pourquoi étudier ? Après le Covid il y aura une guerre." On a beaucoup reparlé du sens des épreuves dans la tradition musulmane pour les aider à dépasser ces événements. Clairement, nous avons proposé de réfléchir sur la crise, les moyens de la dépasser, sa façon à elle de changer le monde. Et là, c’est l’argument de l’écologie qui est venu directement pour mes enfants. Mais c’est aussi une question que je me suis posée, et aujourd’hui, je suis encore en quête de réponse.