"La dureté de ces mots entendus de la part de la police ou d’autres, c’est une double peine"
Pour Eva, qui a vécu des viols conjugaux, déposer plainte a été une seconde peine.
- Publié le 03-11-2021 à 06h46
- Mis à jour le 21-11-2021 à 20h50
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Une vague de dénonciations d’agressions sexuelles se répand sur les réseaux sociaux depuis la mi-octobre. Des jeunes femmes y témoignent de faits graves qui se seraient déroulés dans deux cafés du quartier estudiantin du cimetière d’Ixelles, à Bruxelles. De nombreuses victimes se sont fait droguer, puis violer. Il ne s’agit pas de faits isolés, mais de pratiques courantes dans le monde de la nuit.
La Libre a recueilli plusieurs témoignages concernant des faits de même nature qui se sont produits dans d'autres établissements Horeca bruxellois (ou à partir de ceux-ci) mais aussi dans la sphère privée. Les victimes rencontrées ont toutes déposé plainte. Leurs démarches ont toutes abouti à un classement sans suite.
Nous connaissons les identités des plaignantes et des auteurs, ainsi que les lieux en question. Notre intention n’est pas de (re)faire l’enquête ni d’interférer dans le travail de la justice, mais de comprendre le traitement qui est réservé à ces plaintes. Nous publions donc ce premier témoignage - comme ceux qui suivront - de manière totalement anonymisée.
Nous avons aussi rencontré des policiers spécialisés dans l’audition de victimes d’agressions sexuelles.
Nous souhaitions aussi interroger le parquet de Bruxelles sur sa politique de poursuites en la matière. Les magistrats chargés des affaires de mœurs ont tous refusé, indiquant qu’ils n’avaient pas de temps à libérer pour répondre à nos questions. Dont acte.
Le témoignage d'Eva
Eva (prénom d'emprunt) est révoltée. En colère contre toutes ces procédures compliquées, contre la façon dont les victimes sont traitées. Elle déplore le manque d'écoute auprès de personnes pourtant spécialisées, même si elle admet que "tout le monde n'est pas à mettre dans le même sac".
Au-delà de la colère, la jeune femme semble tétanisée. "Pour moi, le viol, c'était l'image d'un inconnu dans un parking. Mais la réalité est tout autre, personne n'y est préparé."
Aujourd'hui encore, elle ose à peine raconter son histoire. "C'était en novembre 2019, cela fait deux ans. Et celui qui est désormais mon ex m'a violée. J'avais eu un black-out. J'ai commencé à tout doucement réaliser quelques jours plus tard, en regardant une série télé. Je m'interrogeais, sans véritablement comprendre. La preuve, la première personne à qui j'en parle, c'est lui", confie Eva, le regard rivé au sol.
Couacs dans la prise en charge
Se pose alors une série de questions : un partenaire, un compagnon peut-il aussi être un agresseur sexuel ? Qui la croira quand elle se livrera ? Qui l'écoutera ? Démunie, elle cherche à parler pour se libérer, pour tenter de comprendre ce qui la hante. "J'ai cherché des structures, comme SOS Viol. Je trouve ce nom stigmatisant, mais j'y suis allée. Je me suis tournée plus tard vers l'association 'Briser le silence', à Mons. Mais c'est loin, je trouve qu'il n'y a pas grand-chose ici, à Bruxelles. La prise en charge à moyen et long terme, personne n'en parle."
C’est finalement lors de son passage au sein de l’ASBL SOS Viol, près d’une semaine après les faits, que Eva portera plainte au Centre de prise en charge des violences sexuelles (CPVS), à Bruxelles.
"L'infirmière légiste m'a posé de drôles de questions. Le formulaire à remplir est un document pré-imprimé où il est possible de cocher à côté des questions déjà toutes préparées, de type 'influence de l'alcool' ou de drogue. Dans mon cas, l'infirmière a coché la case concernant l'influence de l'alcool, en insistant sur ce point et en l'écrivant sur la note, alors que je n'étais pas sous influence de l'alcool. Ce rapport est ensuite transmis à la justice, le fait qu'il puisse contenir des éléments faux est un problème pour les victimes. J'ai ensuite été auditionnée par la police, sur place. Cela aurait dû être filmé, mais le policier m'a expliqué que la caméra ne fonctionnait pas."
Tout au long de ces procédures, Eva rencontrera plusieurs policiers. "Lors de la première audition, le policier était professionnel, mais son français, à l'écrit, était catastrophique, ce qui a provoqué des problèmes d'interprétation. Je vous donne un exemple : lorsque je dis que mon agresseur 'n'a pas tenu compte' de mon refus, le policier a noté que mon agresseur 'ne s'est pas rendu compte' de mon refus. C'est un exemple parmi d'autres, et ce ne sont pas des détails. Cela nous porte préjudice à nous, victimes. Si au moment de la prise en charge, nos mots ne sont pas repris et compris, à quoi s'attendre pour la suite de la procédure ?"
Charges insuffisantes
Sept mois après les faits, une autre audition par la police aura lieu. Là non plus, cela ne se passe pas comme prévu pour Eva. "On m'a demandé si je savais ce qu'est une relation sexuelle, on m'a reproché de ne pas avoir clairement dit non. On m'a dit qu'on s'occupait d'abord des trucs graves en priorité, que moi, je n'avais ni traces de coups ni rien de ce genre. J'en étais à me demander si ce policier n'était pas un ami de mon ex. Vu la tournure de l'audition, j'ai voulu tout arrêter, je préférais encore un classement sans suite plutôt que de subir tout ça."
En février 2021, elle décide de prendre contact avec l’assistante de justice du service d’accueil des victimes pour savoir où en est son dossier.
On lui annoncera qu'il a été classé sans suite fin septembre 2020, soit… depuis plus de quatre mois. Motif ? Charges insuffisantes. "J'aurais dû être prévenue parce que je m'étais déclarée personne lésée, pourtant je n'ai pas été avertie du suivi de mon dossier."
Eva ne sait pas si elle poursuivra son combat. "J'avais décidé de porter plainte parce que j'ai choisi de me battre", explique-t-elle. Elle a pris conseil auprès d'un avocat avant de se décider.
"C’est trop facile de violer quelqu’un"
La jeune femme ne regrette pas sa démarche, même si elle a vécu cela comme un véritable parcours du combattant. "J'ai consulté une psychologue qui m'a demandé si je faisais la différence entre sexe violent et viol", lance-t-elle, en soupirant.
Et de conclure : "La dureté de ces mots entendus de la part de la police ou d'autres, c'est une double peine. Je pense toutefois que celles qui subissent cela doivent porter plainte. C'est trop facile de violer quelqu'un, les événements récents le démontrent, il faut que cela cesse. Si j'avais été traitée autrement, peut-être que j'aurais été plus optimiste, mais je n'ose plus rien espérer pour moi. Tourner la page, je ne pourrais pas, je dois juste vivre avec ça. On ne tourne pas la page quand on a subi de nombreux viols de la part de son ex, qui, lui, vit sa vie tranquillement alors que vous, vous avez un syndrome post-traumatique et qu'en plus, vous avez été traitée de façon inhumaine par les autorités."