"Dans le débat sanitaire, l’émotion prend le pas sur la réflexion"
Pour le philosophe Michel Dupuis, l’accès aux soins des patients Covid va devenir une question centrale. Les citoyens connaissent une usure mentale qui crispe les débats.
Publié le 20-11-2021 à 07h26 - Mis à jour le 20-11-2021 à 07h30
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"Je ne vais pas vous partager mes cauchemars ou mes rêves éveillés, cela n'est pas digne de vos lecteurs", lance, tout sourire, le philosophe Michel Dupuis. Mais le professeur émérite à l'UCLouvain se dit ravi d'intervenir sur la question du Covid. C'est que l'ancien président du Comité consultatif de bioéthique observe la société de près et a des choses à dire sur la crise. Et sur la façon d'en débattre.
Alors que l’on peine à trouver des solutions pour vivre avec le virus, la polarisation de la population semble grandissante. Quel regard portez-vous sur la question ?
Je constate une évolution des positions par rapport au début de la crise. Le problème est qu’actuellement, nous ne connaissons pas la date de fin de cette crise, ce qui signifie que les discours évoluent, l’ouverture des esprits aussi. Les questions que l’on se pose ont également évolué. Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’émotion et la passion que l’on place désormais dans les prises de position. Plus qu’une véritable polarisation, je remarque un certain agacement, une frénésie dans les réactions. Or si certaines personnes prenaient le temps de poser leur réaction, d’évaluer l’entièreté des enjeux, je pense que les positions seraient différentes. Nous sommes dans un moment où l’émotion et une forme de ressentiment prennent largement le pas sur la réflexion.
Cette tendance est-elle neuve, par rapport aux mois précédents ?
La population - tout comme les experts - semble frappée par une sorte d’usure mentale. Ce qui mène à des crispations et à des prises de position plus tranchées. Certes, depuis quelques mois, les questions posées ne sont plus les mêmes que celles qui l’étaient au début de la crise sanitaire. Désormais, se pose la question du droit aux soins des personnes qui ne sont pas atteintes du Covid, mais dont les diagnostics et les traitements risquent d’être reportés. Avant, cette question était plutôt marginale. Autre exemple : aujourd’hui, on se repose tout autrement la question de la justice et de l’accès aux soins des patients Covid dont on se dit, finalement, qu’ils ne sont plus seuls prioritaires. À l’inverse, on ne se pose plus la question de la sélection des patients âgés qui iraient ou non en soins intensifs.
Le dernier Comité de concertation a instauré une nouvelle batterie de mesures. Selon vous, jusqu’à quel point les libertés peuvent être mises entre parenthèses au nom de la protection de la santé ?
La question est très pertinente, même si, d’un point de vue éthique, la question se formule autrement : on ne se demande pas jusqu’à quel point on est prêts à faire le bien ou non, ni de calculer si 5 % des gens accepteront une option et si 95 % des gens vont la refuser. En éthique, l’enjeu est ailleurs. Je vous donne un exemple : faut-il abolir, ou non, la peine de mort ? Si les valeurs de notre éthique imposent la suppression de la peine capitale, qu’il existe une majorité pour adopter cette suppression est politiquement important mais secondaire. C’est important de le savoir d’un point de vue sociologique ou psychologique, mais selon moi, une éthique, même de responsabilité, ne se pose pas les questions sous ce prisme.
Et quand on parle du Covid, on en dit quoi, éthiquement ?
Plutôt que de se demander jusqu’où on peut imposer des mesures pour sauvegarder la santé, on doit viser ce que, moi, individu, je suis capable de faire pour éviter que d’autres individus soient atteints ou meurent du Covid. En un sens, les mesures imposées lors des Codeco ne sont pas exceptionnelles : dans d’autres domaines de la société, comme la sécurité routière, nous connaissons des restrictions de liberté imposées pour assurer la vie de nos concitoyens. Plus généralement, la vie en société est faite de toute une série de mesures, de contraintes qui nous permettent de vivre ensemble.
Si on suit votre raisonnement, ne devrait-on pas avoir un discours plus pragmatique sur le Covid ?
Je crois que le discours le plus pragmatique qui soit n’aura en fait aucun effet. Par exemple, rappeler publiquement que payer des impôts permet de réduire la pauvreté, pensez-vous que cela change le comportement des fraudeurs ? Nos populations ne sont pas prêtes à entendre ce type de discours assez lénifiants. Je pense qu’un discours "éthique", à lui seul, n’a guère d’effet. Il faut des façons de faire plus régaliennes, et tous les outils du droit. Cette approche régalienne, je l’approuve. Le pacifiste que je suis estime qu’à un certain moment, il faut pouvoir utiliser les "armes" du droit et de la justice. N’oubliez pas que c’est le droit qui a mis fin à la peine de mort, pas le discours éthique seul.
Il y a deux ans, les soignants étaient applaudis. Aujourd’hui, la majorité de la population est d’accord avec l’obligation vaccinale à leur égard, ce qui ne fait pas l’unanimité au sein du personnel soignant. N’y voyez-vous pas un certain paradoxe de la population ?
Je crois en fait que ceux qui applaudissaient il y a deux ans sont toujours prêts à le faire aujourd’hui. Mais nous ne sommes plus au même point dans la crise sanitaire. Cela ne signifie pas que les gens ne respectent plus le personnel soignant. Cela signifie que la posture des individus a changé, tout comme celle des soignants d’ailleurs. Certains d’entre eux estiment qu’ils devaient être soutenus dans leur refus de la vaccination, je ne suis pas de cet avis. Selon moi, les gens qui font le choix d’une profession particulière où il s’agit de s’occuper de vies humaines doivent, éthiquement, accepter cette vaccination. Attention, je ne dis pas que la stigmatisation que le personnel soignant peut subir est légitime, non, elle n’est absolument pas légitime. Mais le choix d’une profession impose aussi certains choix éthiques.
Certains estiment qu’on assiste à un retour de l’État, une sorte d’anoblissement de la chose publique ? Êtes-vous d’accord ?
C’est vrai qu’avec le souci de la santé pour tous, il y a un retour intéressant de l’État qui reprend ses responsabilités et s’implique fortement. On pourrait par ailleurs penser que l’État doit s’impliquer de la même façon dans les domaines de la culture, de l’enseignement et d’autres. Dans tous les cas, j’ai surtout le sentiment que nous sommes arrivés dans un moment de crise qui nécessitera la dépense d’une énergie politique inédite depuis l’après-guerre.
Pensez-vous que la société est prête à adopter des changements drastiques d’après-crise ?
Probablement que non. Mais la réalité va nous y contraindre. Vous savez, quand se produit un tremblement de terre, le sol n’attend pas que les secours soient prêts à intervenir. Parfois, le changement qu’on refuse de voir s’opère malgré nous. Je pense que les populations ne sont guère en mesure d’adhérer à ce type de problématiques. Parce que nous vivons dans une forme de confort intellectuel qui est assez proche du sommeil à certains moments. Durant cette crise sanitaire, on constate par exemple que ce confort consumériste fait que nous n’avions jamais imaginé devoir un jour choisir quels patients seraient assistés d’un respirateur, ou choisir qui on tenterait de sauver. C’est dur, on n’est jamais prêts, mais la crise n’attend pas que nous soyons prêts.
On a parlé du rôle du politique, comment percevez-vous celui des médias, des journalistes ?
Je préfère parler d’information, et à cet égard, il y a eu toutes sortes de stratégies, toutes sortes d’intérêts et des styles très très différents. Je trouve donc très injuste de mettre dans un même panier les articles de fond donnant la parole à divers protagonistes en respectant la règle du débat contradictoire, et des papiers très approximatifs, rédigés à la hâte, sans recul et sans analyse.
Quel regard portez-vous sur ce que vous avez lu ou entendu ?
Cela a été un mélange du meilleur et du pire. Et ce n’est pas spécifique au Covid, on l’a déjà vu dans le traitement d’autres sujets. Mais cela prouve bien qu’en matière d’information, le silence est vraiment d’or, surtout si ce silence est consacré à la critique de l’information, à apporter de la nuance. Je sais que cette réflexion existe au sein de la sphère journalistique, que vous êtes plusieurs à vous interroger sur ce que vous avez dit, fait ou écrit. En tant que simple lecteur, j’ai perçu qu’il y a eu des tentations de basculer vers du spectaculaire au début de la crise. Les tentations ne sont plus les mêmes aujourd’hui.
Mais comment le citoyen peut-il faire pour s’y retrouver ?
Vous avez raison de parler de citoyen, car c’est une question citoyenne. Comment ferons-nous ? D’abord il nous faut apprendre à nous réconcilier avec la notion d’incertitude. La tentation de vouloir tout savoir est là, mais pour comprendre, nous devons accepter une part d’incertitude. Et notamment se souvenir que ce qui fonde la valeur de la science, c’est son caractère provisoirement non faux. Le développement des connaissances sur le Covid le démontre chaque jour, on voit bien qu’on en apprend tous les jours sur la létalité, la dangerosité du virus. Et donc, qu’on est dans une forme d’incertitude. C’est vrai que la population est un peu fatiguée, et qu’elle est toujours en quête de certitude, et qu’elle cherchera toujours à lire une forme de presse qui ira dans son sens, pour se rassurer. Dans un tel contexte, on comprend le succès des informations fausses mais qui peuvent plaire.