Philippe Devos : « Il y a un vrai danger dans les mesures qui ne concernent que les non vaccinés »
Le chef adjoint du service de soins intensifs du CHC Liège estime que « si tout le monde était vacciné, on aurait pu éviter ces mesures ».
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Publié le 27-11-2021 à 11h46 - Mis à jour le 03-12-2021 à 21h28
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« Je suis un peu démoralisé par cette quatrième vague », confie Philippe Devos. Le chef adjoint du service de soins intensifs du CHC Liège, très présent dans les médias au début de la pandémie, se fait un peu plus discret ces derniers mois. Mais s’il ne vit pas très bien la recrudescence actuelle de l’épidémie, il n’en perd pas moins son humour et son amour pour son travail. L’ancien président de l’Absym (Association Belge des Syndicats Médicaux) estime d’ailleurs « exercer le plus beau métier du monde ». C’est sans hésiter qu’il a accepté de répondre à nos questions sans langue de bois. Philippe Devos est l’Invité du samedi de LaLibre.be. Soutenez-vous les mesures prises ce vendredi en Comité de concertation ?
Sans ces mesures, les reports d'opérations auraient pu encore se poursuivre pendant plus de six mois, ce qui représente un danger en termes de santé publique. Espérons que, grâce à cet effort de trois semaines, le nombre de personnes hospitalisées et en soins intensifs puisse redescendre suffisamment vite. Cela nous permettrait de célébrer les fêtes de fin d'année plus sereinement.
La situation dans vos soins intensifs est-elle inquiétante ?
Étonnement, on connait un plateau depuis quatre jours, contrairement aux autres hôpitaux de la province. Certes, on n’a qu’une à deux places disponibles par jour, mais je dois reconnaître que c’est gérable pour l’instant. Cela dit, il suffirait de quatre cas sévères en une journée pour qu’on soit mis sous pression. On ne dispose plus de la même marge de sécurité qu’il y a quinze jours.
Ressentez-vous une différence dans cette vague par rapport aux précédentes ?
Oui, malgré le très grand nombre de contaminations, la montée du nombre de cas en unités de soins intensifs est plus lente que l'an dernier. On a donc un peu plus de temps pour anticiper ce qui va arriver. Et ce, grâce à la vaccination.
Quel est le pourcentage de non vaccinés dans vos soins intensifs ?
On a deux populations totalement différentes. Les vaccinés représentent un bon tiers. Ils ont plus de 65 ans, souvent avec des comorbidités et ils mériteraient de bénéficier de la troisième dose rapidement. Quant aux non vaccinés, ils ont entre 35 et 55 ans et, même s'ils ne sont pas sévèrement obèses, ils ont au moins un peu de surpoids.
Les politiques ont-ils suffisamment anticipé cette quatrième vague ?
Cette épidémie est difficilement prévisible. Depuis quelques semaines, les modèles mathématiques ont systématiquement tort. Il est facile de dire que les politiques n'ont pas fait assez. Mais, à leur place, je ne suis pas sûr que j'aurais fait autrement. A l'inverse, s'ils avaient pris trop vite des mesures restrictives, on leur serait tombé dessus. En ce moment, le métier de politique est plus difficile que celui de médecin... (rires)

Ont-ils sous-estimé la dangerosité, la puissance du variant Delta ?
Oui, particulièrement les décideurs flamands. La Flandre a l'incidence la plus élevée du monde. Ils ne doivent pas être très fiers d'être numéro un mondial.
Cela fait un an et demi que cette crise a commencé. On savait qu’elle durerait. Etes-vous surpris que les politiques n’aient pas davantage investi dans les soins de santé pour pouvoir absorber la pression dans les hôpitaux ?
Evidemment. Plus de 50% des individus qui ont le diplôme d'infirmier n'exercent plus cette profession. Ces gens-là auraient pu être contactés et formés pour constituer une équipe de réserve en cas de pic. Pour avoir discuté avec certains d'entre eux, ils étaient prêts à venir prêter main forte pour une telle aide ponctuelle. C'est le métier au jour le jour qui les dégoûte. Une autre solution aurait été de revaloriser les infirmiers disposant du diplôme spécifique aux soins intensifs. Une récente réforme a balayé la différence de salaire pour cette spécialité donc plus personne ne suit la formation. Le ministre Vandenbroucke commence seulement à envisager cette piste, mais ça fait un an et demi qu'on lui dit... Ce même ministre a seulement rencontré jeudi les syndicats infirmiers alors que ça faisait un an et demi qu'ils demandaient ce rendez-vous...
Toute une série de décisions auraient permis de mieux reconnaître et revaloriser ce métier pour avoir davantage d'infirmiers sur le terrain. Moi, aujourd'hui, je n'ai pas un problème de lits mais d'infirmiers. Sur mes 48 lits en soins intensifs, six sont fermés par manque de personnel. Si on me demande demain de monter à 100 lits comme lors de la dernière vague, je ne pourrai plus ! Si on construisait rapidement un hôpital comme à Wuhan, le patient devrait s'y soigner lui-même...
Si on avait davantage d'infirmiers, aurait-on pu prendre des mesures moins fortes au vu des chiffres actuels ?
Les lockdown ou fermetures partielles ont à chaque fois été imposés pour éviter la saturation des soins intensifs et les conséquences que l'on connait sur la mortalité des malades Covid et non Covid...
Craignez-vous la fin d’année, avec l’arrivée de la grippe et des fêtes de Noël et de la Saint-Sylvestre ?
On est sur le qui-vive. Mon métier consiste à être parano et à préparer le pire. On s'attend donc à des moments difficiles mais on sait qu'on a des limites et on n'ira pas au-delà.
Vous avez évoqué précédemment un "lockdown des non vaccinés". Pensez-vous qu'il faut mettre en place des mesures plus ciblées à l'égard des non vaccinés comme en Allemagne ?
Il y a un vrai danger dans ces messages à deux sens. Ce qui m'embête avec ces mesures, c'est qu'elles donnent l'impression aux vaccinés qu'ils peuvent tout faire. Or, ce que l'on voit, notamment en Flandre où 90% de la population est vaccinée, c'est que ça ne fonctionne pas comme ça. Il faut mettre en place des mesures supplémentaires telles que le port du masque et la distanciation. Qui plus est, chacun doit se rendre compte qu'il a une responsabilité individuelle dans son comportement. Si tout le monde fait attention pendant quelques semaines, cela marche bien mieux que de fermer l'un ou l'autre secteur.
Que pensez-vous de l'obligation vaccinale pour les soignants ?
En tant que soignants, nous avons une obligation de moyen de sauver nos patients. Nous avons également une obligation éthique d'éviter de se retrouver cloués au lit pendant plusieurs jours en plein pic de pandémie, alors que les collègues trinquent. Pour ces des deux raisons, les soignants doivent se faire vacciner. Cela ne me choque donc pas de rendre la vaccination obligatoire. Mais ce qui me dérange davantage, ce sont les sanctions qui seront prises. C'est à contre-sens de l'objectif recherché par la vaccination, c'est-à-dire que les soignants ne soient pas malades et soient bien présents. Or si on dit aux non vaccinés de ne pas venir travailler, c'est illogique. Le remède est pire que la maladie. Il faut une réflexion sur d'autres sanctions possibles.

Il serait compliqué de trouver d'autres mesures fortes en cas de non respect de l'obligation vaccinale...
Il y a une marge entre laisser aux soignants non vaccinés l'opportunité de tout faire et les empêcher de travailler. On peut trouver un juste milieu comme ne les laisser exercer que dans certains services ou avec une retenue financière. Les syndicats pourraient proposer des mesures. Faut-il plutôt appliquer cette obligation vaccinale à l'ensemble de la population ? Il faut d'abord définir l'objectif de cette vaccination obligatoire. Si l'on veut que le vaccin soit le vecteur d'une immunité collective, alors il faut prévoir de très nombreux rappels. Si le but est de ne plus avoir de gens qui meurent et de ne plus avoir de gens en soins intensifs, il faut le rendre obligatoire uniquement dans la population à risque. Mais les politiques partent dans tous les sens concernant les objectifs de cette vaccination obligatoire. Pour moi, en tant que médecin, le vaccin doit surtout éviter de mourir d'une maladie ou d'en garder des séquelles. Dans ce cas-là, on sait qu'il y a une population spécifique à aller cibler: la population à risque.
Nathan Clumeck, professeur en maladies infectieuses, ciblait les plus de 55 ans concernant l'obligation vaccinale. Le rejoignez-vous ?
Je ne suis pas adepte de l'obligation, surtout dans le sens où cela risque d'accentuer le sentiment de liberté et le risque de voir les gestes barrières délaissés. Mais si un jour l'Etat décide d'une telle mesure, cela aurait du sens de suivre ce que prône Nathan Clumeck plutôt que de l'imposer à tout le monde. J'aurais du mal à comprendre la vaccination obligatoire pour les moins de 25 ans.
Êtes-vous inquiet face au gouffre qui se creuse entre les vaccinés et les non vaccinés ?
Ce n'est que le symptôme d'une maladie qui est présente depuis un certain temps dans notre société. On voit désormais sur Facebook des disputes entre pro et antivax. Auparavant, c'était des tensions entre pro-PS et anti-PS. On est dans une société qui se clive de plus en plus sur tous les sujets et les réseaux sociaux n'aident pas. Le Covid est ce qui nous est le plus pénible au quotidien, donc c'est normal que ce soit le sujet qui divise le plus actuellement. Mais il y a tout de même un problème dans cette société. On doit être blanc ou noir, pour ou contre, on ne peut plus chercher une position d'équilibre et de vivre-ensemble. Ça a l'air totalement interdit. Mon coiffeur me disait la semaine dernière qu'actuellement il a trois sujet tabous: la politique, la religion et le vaccin.
Le vaccin génère-t-il également des tensions au sein de votre staff ?
J'évite d'en parler. Nous sommes comme un couple. Pour qu'un couple dure et réussisse dans la vie, chacun sait qu'il y a des sujets de discorde qu'il ne faut pas aborder. Au sein de mon équipe, on sait qui est pour, qui est contre et on n'en parle plus. Pourquoi s'étriper alors qu'on a un objectif commun qui est de soigner les malades du mieux qu'on peut ?
Y a-t-il un ras-le-bol des soignants vis-à-vis des patients non vaccinés ?
C'est plutôt une tristesse. Je n'ai qu'un rêve dans la vie, c'est de ne pas travailler car ça voudrait dire que tout le monde est en bonne santé. Mais ce n'est pas le cas. Quand un jeune arrive aux urgences parce qu'il était saoul et qu'il a eu un accident de voiture, on est tristes qu'il ait pris le volant au lieu d'avoir été raccompagné par un ami. C'est pareil pour les non vaccinés. Quand une personne qui a refusé le vaccin arrive dans notre service et qu'il nous dit qu'il se serait fait vacciner s'il savait qu'il serait si sévèrement malade, alors on est déçu pour lui, mais on ne le juge pas. On est là pour le soigner. Mais ça ne m'empêche pas de regretter cette situation qui aurait pu être évitée. Parfois on se dit qu'il y a quand même du gâchis dans cette crise. Mais j'ai arrêté d'essayer de convaincre les non vaccinés. Je pense qu'ils ont eu suffisamment de messages. C'est leur vie et je respecte leur choix, comme je respecte une personne qui fume. Cela ne m'empêche pas de les soigner.
Frank Vandenbroucke a indiqué la semaine dernière qu'il "comprenait que les vaccinés soient en colère vis-à-vis des non vaccinés". Ces propos sont-ils dangereux ? Les soutenez-vous ?
Je peux comprendre qu'à un moment donné certains soient exaspérés, en colère, en aient marre. On dit aux jeunes qu'on ne fait pas la Saint-V, qu'on arrête les baptêmes, puis ils constatent que deux tiers de mon service sont occupés par des non vaccinés. Si tout le monde était vacciné, on aurait pu éviter ces annulations. Une partie de la solution est à portée de main et assez simple. Plus on va réduire les libertés des vaccinés, plus il y aura de tensions entre vaccinés et non vaccinés. Il faut pourtant se rappeler que l'ennemi, c'est le virus.

Les politiques ne devraient pas plutôt apaiser les tensions au lieu de les attiser ?
Si vous me montrez un politique qui, au cours de ces 20 dernières années, a essayé d'apaiser les tensions dans un débat et de trouver un consensus entre deux parties, vous pouvez me le présenter car j'aimerais lui serrer la main. Dans un monde idéal, c'est ce que ferait un homme politique, mais on voit qu'ils sont dans leurs jeux de clivage et dans le buzz pour qu'on parle d'eux. C'est malheureusement ça la politique du 21ème siècle.
Comment vivez-vous cette quatrième vague ?
Je suis quand même un peu démoralisé de revivre ça une quatrième fois. J'en ai marre comme tout le monde. On savait bien que le mois de novembre allait être difficile. Je suis quand même rassuré qu'on soit à un tel taux de vaccination et qu'on ne connaisse pas ce que l'on a vécu lors de la deuxième vague. En novembre dernier, on aurait déjà tout refermé. J'aurais toutefois préféré qu'on soit dans une situation plus confortable à l'hôpital et dans la société en général. J'aurais aimé aussi que l'Etat se soit un peu plus inquiété du bien-être infirmier sur l'année écoulée pour que mes infirmiers soient plus souriants qu'actuellement. C'étaient mes vœux pour l'année écoulée mais je les réitérerai pour l'année suivante, car on n'en aura pas fini l'année prochaine.
Vous attendiez-vous à ce que l'on se retrouve dans cette situation avec à nouveau des restrictions assez sévères ?
Honnêtement, je ne m'attendais pas à une telle situation. Au début de la vaccination, l'effet sur la transmission était beaucoup plus fort. Ce qu'on voit, c'est qu'il y a vraiment un échappement plus rapide. C'est une déception que les doses de rappel devront être plus rapprochées. On ne pourra pas laisser une année passer entre chaque dose. Si on avait su qu'il y avait un échappement aussi fort, on aurait vacciné les gens en août, plutôt qu'en mai, pour qu'ils soient protégés en hiver. Mais malheureusement on n'avait pas les données. On y sera attentifs pour l'hiver prochain. J'espère tout de même qu'on passera un hiver "plus sympa" que l'an dernier et qu'on sera plus prudents pour éviter de revivre cette situation une nouvelle fois.
Regrettez-vous par moment d'avoir choisi cette vocation ?
Non, j'adore toujours mon métier. Il me coûte beaucoup en vie familiale et en vie personnelle. Mais depuis mes 18 ans, j'ai le feu sacré. Pour moi, c'est le plus beau métier du monde et j'en suis toujours amoureux 20 ans plus tard.
