"Les politiques ont tellement peu de courage qu’ils réunissent 20 personnes jusqu'à 1 heure du matin pour leur mettre dans la bouche ce qu’ils ne veulent pas assumer"
"Si cette logique politicienne perdure, cela pourrait faire imploser le Gems", estime Céline Nieuwenhuys.
Publié le 11-12-2021 à 11h45 - Mis à jour le 23-12-2021 à 10h17
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Discrète membre du Gems (groupe d'experts chargés de conseiller le gouvernement dans cette crise sanitaire), Céline Nieuwenhuys n'hésite pas à faire entendre sa voix quand elle l'estime nécessaire. Après une sortie au vitriol dans les médias en mars dernier sur les décisions politiques, la Secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux n'a fait que peu d'apparitions dans la presse. Jusqu'à aujourd'hui. Remontée, elle revient sur les coulisses d'une gestion de crise qu'elle ne comprend plus. Dans sa ligne de mire, figurent tout particulièrement les politiques et leurs "jeux de pouvoir". Céline Nieuwenhuys est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Partagez-vous la déception des autres membres du Gems concernant le dernier Comité de concertation , qui a suivi peu des recommandations de votre rapport ?
Ce qui nous pose problème, ce n'est pas le faible nombre de recommandations qui ont été suivies. Notre déception vient du fait que l'on a senti que les décisions politiques ne relevaient pas de la gestion de l'épidémie, mais plutôt d'une logique politicienne où chacun défend une mesure ou un secteur. Nous accordons énormément de temps au Gems. Ce travail supplémentaire impacte notre vie privée. On le fait, sans rien avoir à y gagner, simplement par inquiétude pour la santé de la population. A côté de cela, nous assistons à des jeux de pouvoir, nous voyons des élus qui se tirent dans les pattes ... Le fait qu'un rapport, sur lequel vous avez passé une demi-nuit , soit instrumentalisé me semble particulièrement problématique. Si cette logique politicienne perdure, cela pourrait faire imploser le Gems. On a l'impression que les décideurs oublient qu'on a un ennemi gigantesque : le virus.
Y a-t-il un véritable ras-le-bol actuellement du côté des experts du Gems ?
Passer deux soirs par semaine en réunion depuis de nombreux mois, ce n'est pas de la franche rigolade. Il y a tellement peu de courage politique que l'on va réunir 20 personnes jusqu'à 1 heure du matin pour leur mettre dans la bouche ce que les autorités ne veulent pas assumer politiquement. C'est médiocre. Les gens se plaignent que les experts prennent trop de place, mais ils prennent la place que les politiques leur donnent. Le problème n’est pas le Gems mais ce que le politique en fait, de quelle manière il s’en distingue ou comment il délègue une partie de sa responsabilité.
Seriez-vous favorable à un autre type de gestion de la crise sanitaire ?
Le Gems devrait être un outil parmi plein d'autres. Au Gems, on fait une synthèse des rapports d'autres groupes, on dresse un état des lieux de la situation et on réfléchit aux mesures qui pourraient être prises pour diminuer la circulation du virus lorsque c’est nécessaire. J'irais presque jusqu'à dire que c'est un boulot ingrat mais qui doit être fait par quelqu’un. C'est comme si les experts du Gems étaient les pieds dans l'eau pendant que les autres étaient sur leurs matelas pneumatiques. Où est la gestion à moyen et long termes que l'on est en droit d'attendre des politiques ? La population a besoin de sentir qu’au-delà de la gestion à la petite semaine, le politique prépare l’avenir. Si ce virus en est là aujourd’hui, c’est bien à cause des inégalités sociales, climatiques et de santé. Si les gouvernements n’agissent pas avec force à ces niveaux-là, nous risquons de rejouer souvent la même scène.
Le Codeco n’a finalement pas durci les mesures qui concernent l’Horeca, les magasins ou les stades. Mais il a décidé de fermer les écoles. Comprenez-vous ce choix ?
Il y avait plusieurs options: tout fermer pendant dix jours par souci d'équité, laisser les secteurs où le taux de contamination n'est pas élevé continuer leur activité... Le tout était de pouvoir sentir que le politique était unanime sur sa décision et qu'il y avait un sens à ce choix, autre que de se dire que tel ministre avait parlé plus fort qu'un autre. L'absence de sens est un véritable problème pour l'adhésion de la population.
A titre personnel, étiez-vous entièrement d’accord avec les recommandations qui figuraient dans le rapport du Gems qui était tout de même très strict ?
Je ne suis ni épidémiologiste, ni virologue, ni médecin. Je ne peux pas me prononcer sur l'impact réel du port du masque par les enfants sur l'épidémie et les fermetures d'écoles, par exemple. Ce n'est pas ma compétence. Par contre, dans chaque rapport , nous proposons une série de recommandations et de mesures sociales ou économiques qui impactent l'épidémie. Je pense notamment au financement de la quarantaine à 100%, des masques gratuits et adaptés pour les enfants dans les écoles, un système de congé efficace lorsque les écoles ferment. Mais ces aspects ne sont jamais relevés par le politique.
Des voix se sont élevées pour que le Gems soit élargi à d'autres disciplines , estimant que certains aspects étaient éclipsés par les experts.
Je pense que ce n'est pas une bonne idée de donner plus de pouvoir au Gems. C'est un organe qui a un pouvoir d'avis sur un aspect de gestion de la crise et sous la responsabilité du ministre fédéral de la Santé. Ces membres ne sont pas élus. Il me semble plus démocratique de se tourner vers les cabinets des ministres et les parlements pour éclairer la gestion de la crise à partir de leurs compétences. Si certains demandent d'élargir le Gems, c'est parce qu'ils ont l'impression qu'on passe à côté des vrais problèmes : les inégalités sociales et de santé, les enjeux climatiques... Ce n'est pas le Gems qui doit s'en occuper, c'est aux cabinets et aux élus d'être en capacité de le faire. Si ce n'est pas le cas, il faut assumer que nos instances politiques n'en sont pas capables et relancer la démocratie à partir des citoyens, comme le G1000 il y a 10 ans. Il y a une véritable urgence à redynamiser la démocratie et je pense que les citoyens sont prêts à contribuer.
Certains membres se font-ils plus entendre que d'autres au sein du Gems ? La vision des virologues domine-t-elle ?
Il y a une bonne dynamique entre nous. Il est certain que c'est parfois difficile quand on n'arrive pas à se mettre d'accord à 23 heures, après 4 heures de réunion par Zoom. Certains décrochent, d'autres commencent à élever la voix ou à soupirer. Mais c'est comme dans tous les collectifs. On laisse une place importante à tous les membres. On ne m'a jamais refusé la parole. Certains parlent plus mais tout simplement parce qu'ils ont plus de choses à apporter. Leur travail quotidien concerne la recherche sur le Covid donc ils partagent cette matière durant nos réunions avec une grande générosité. On n'est pas dans la logique politicienne.
Pourquoi continuez-vous à siéger au sein du groupe d'experts ?
Je trouve nécessaire que les avis du Gems soient challengés par un regard plus social. Même si mon apport est relativement mineur, il s'agit d'un devoir citoyen important. Je le ressens aussi chez les autres membres.
Percevez-vous encore la pression des lobbys sur les prises de décisions du Codeco ?
Sous le gouvernement Wilmès, on n'avait pas vraiment de ministre de la Santé donc on faisait souvent face à tous les ministres. Nous étions donc beaucoup plus confrontés à cette logique politicienne et aux pressions des lobbys. Aujourd'hui, ces lobbys ont compris que ce n'était pas à la porte des experts qu'ils devaient frapper, mais à celle des cabinets ou des ministres. Les choix des politiques se font dans le cadre d'une société capitaliste. Les professions non essentielles et celles qui nuisent à la planète sont plus protégées que les métiers de première ligne comme les infirmiers. Ça, c'est incroyable ! C'est tout aussi incroyable que les bas salaires aient contribué plus à la crise par la mise au chômage temporaire alors que les hauts salaires ont été épargnés. On aurait pu croire que des décisions politiques très fortes et courageuses allaient être prises pour ces métiers-là. Mais non...
(L'interview vidéo donnée par Céline Nieuwenhuys en mars dernier)
Quel a été le moment le plus compliqué pour vous dans cette crise ?
Pour moi, le plus dur, c'est la révolte que je ressens et qui s'exprime à plusieurs niveaux. Tout d'abord, envers le gouvernement. On est arrivé à une limite de notre manière de gouverner. Personne ne siffle la fin de la récré pour dire qu'on ne peut pas continuer à gérer cette crise comme ça, que la population ne suit plus. Ensuite, je suis très affectée par la véritable ambiguïté de cet Etat qui se montre tout puissant pour imposer à sa population des lockdowns, un CST et des privations de libertés mais qui, face aux firmes pharmaceutiques, à l'agro-industrie ou aux entreprises polluantes semble tout faible et incapable de peser. La restriction des libertés ne se joue pas toujours au bon niveau. Cette autorité qu'ils imposent aux citoyens disparaît lorsqu'ils doivent décider des vrais enjeux comme les brevets, l’accessibilité des vaccins, la destruction de la planète et l’amélioration de la santé de la population. Troisièmement, j'estime que, dans une telle crise, personne n'aurait dû ni s'appauvrir ni s'enrichir, c’est indécent.
Cette crise a-t-elle néanmoins permis d'éveiller les consciences sur le sort des plus précaires ?
Avant cette crise, beaucoup de gens connaissaient déjà les restrictions de libertés : incertitudes et imprévisibilité du lendemain, scolarité instable, santé mentale impactée, loisirs restreints, pas d'accès aux restaurants, impossibilité d'aller en classe de neige... Toute une partie de la population pensait ne jamais partager ce destin. C'était la vie des pauvres, pas la leur. On a aujourd'hui un vécu commun. Et maintenant que tout le monde sait ce que c'est, l'enjeu consiste à se pencher sur ce que les plus précaires vivent depuis des années. Dans certaines villes, cela concerne 20 à 30% de la population, on ne peut pas considérer que c’est un sujet à traiter à part. J'espère que les gens qui s'indignent aujourd'hui pour leurs jeunes vont désormais aussi s'indigner pour les plus précaires.
Le Gems pourrait-il plaider pour des mesures restrictives qui ne toucheraient que les non vaccinés ?
Je n'en sais rien. C'est déjà le cas avec le CST et les experts étaient majoritairement opposés à cette mesure . Cela pourrait se justifier pour éviter la circulation du virus, mais ça me semble n'avoir aucun sens. L'un des aspects que je défends au sein du Gems, c'est de ne pas proposer des mesures qui entraînent des divisions. On ne peut plus se le permettre. Le gouvernement doit montrer l'exemple de la solidarité et doit garder une attention constante à l'impact des mesures sur la cohésion sociale. Notre plus grande barrière dans la gestion de la crise est la division entre les citoyens. La cohésion sociale sera notre socle dans la gestion des crises futures, il ne faut plus perdre de temps.

Le gouffre qui se creuse entre vaccinés et non vaccinés vous inquiète-t-il ?
Énormément ! Ce qui m'inquiète, c'est ce que ça révèle de l'état de notre société, des valeurs qui nous unissent et de notre démocratie. Le fait de ne pas être vacciné est souvent une manière de manifester son désaccord envers les politiques. Et ne je ne vois rien se mettre en place pour réduire ce fossé qui se creuse...
Sur le terrain, faites-vous face à beaucoup de non vaccinés ?
Oui. On ne s’est pas encore donné tous les moyens pour rendre la vaccination tout à fait accessible. Avec le soutien de la Région bruxelloise, la Fédération des Services sociaux va dans les quartiers dits précaires à la rencontre des habitants. Ce sont des territoires où le taux de vaccination est encore faible. Pour beaucoup, les préoccupations sont ailleurs. Absence de chauffage, présence d'humidité ou de rats dans les logements sociaux, soucis de santé, difficulté d’accès aux revenus, à un travail, etc. Leurs problèmes sont tellement nombreux et impactent déjà tant leur santé que la vaccination n'entre pas toujours dans leur liste de priorités. Certains appellent à l'aide depuis des années sans obtenir de réponse. Tant que les politiques ne s'occuperont pas de ce qui est prioritaire pour les personnes qui vivent des difficultés, il ne faudra pas s'étonner que ces personnes ne répondent pas présent aux priorités des politiques. On ne rattrapera pas en six mois des années de déperdition et désaffiliation mais il faut bien commencer quelque part. Il faut redynamiser la démocratie à l’échelle des quartiers, dans la proximité et reprendre par la base : un logement décent, la santé, l’accès à une alimentation de qualité.
Sentez-vous de la révolte chez ces personnes ?
On sent en discutant avec les gens sur le terrain que les décisions prises pour l'ensemble de la population impactent nettement plus les personnes précaires. Une étude de la VUB montre que le taux de mortalité des personnes d’origine subsaharienne a été près de 10 fois supérieur à la moyenne pendant la première vague : exposition par le travail, état de santé, logement étroit, quartiers plus denses. La place Liedts à Schaerbeek est l’endroit de la capitale qui a enregistré le plus de verbalisation pendant la première vague. Vu l’étroitesse et la surpopulation des logements dans ce quartier, les personnes sont parfois plus en sécurité dehors que dedans. Lorsque vos enfants suivent les cours à distance mais que vous n'avez pas de quoi acheter un PC et que personne n'a pensé à vous en donner, ça révolte. Cette crise a renforcé le sentiment de ne pas exister et de ne compter pour personne. Or, ces gens sont très préoccupés...