Le vivre-ensemble à Molenbeek: "J’entends, plus qu’avant, que le Coran doit décider de ce que l’on peut faire "
Plongée au coeur des quartiers difficiles de Bruxelles. Avec une évolution au niveau religieux.
- Publié le 25-06-2022 à 10h54
- Mis à jour le 25-06-2022 à 11h22
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"Le communautarisme ne fait que progresser. Les constats sont connus depuis trois décennies mais rien ne change." Ce verdict posé par Hamid Benichou semble sans appel. Cet ancien policier bruxellois, désormais à la retraite, avait joué les lanceurs d'alerte dès la fin du siècle précédent. Un cri dans le désert, à l'époque. "Dans les années 1990, il y avait déjà des revendications, mais elles ne portaient pas sur le religieux. Or aujourd'hui, oui. La mosquée est devenue le lieu de la revendication. On est passé d'un 'moi citoyen' à un 'moi musulman'. À un moment, il y a eu une erreur politique d'assigner une partie de la population à sa religion. Et maintenant, forcément, la religion est devenue une revendication identitaire", analyse l'ancien policier né en Algérie.
La fin d’un certain racisme
Pierre-Yves Lambert, un agent de quartier qui a arpenté le terrain de 2004 à 2019 - notamment à Schaerbeek dans le quartier Josaphat -, ne nie pas l'importance du fait religieux, mais le nuance fortement. "Beaucoup des discours radicaux de jeunes viennent d'Internet, pas de l'éducation des parents ou de l'imam. J'ai le souvenir d'une jeune fille qui portait le voile intégral. Après discussion, elle a accepté de l'enlever. Ce sont des ados. Si on les criminalise, ils iront dans la provocation. À une autre époque, ils auraient peut-être eu des crêtes d'iroquois…"
Ce policier note, au contraire, une évolution positive. "Par rapport à mes débuts, je trouve que les relations entre la police et les habitants se sont améliorées. Dans les années 1990, ça s'enflammait plus rapidement. Les policiers sont également plus respectueux. Avant, certains utilisaient le terme 'zwette' pour parler des Africains. Ces termes racistes, je ne les entends plus, note Pierre-Yves Lambert. Il n'y a pas de zones de non-droit à Bruxelles. Quand j'habitais Molenbeek, je revenais de Madou à vélo en passant par Ribaucourt. Je n'ai jamais eu de problèmes . Et comme agent de quartier, je suis entré pendant 15 ans chez les gens. J'ai le souvenir, pendant une Coupe du monde, d'un type en qamis blanc et d'une femme avec foulard qui m'avaient invité à voir le match avec eux, avec du pop-corn."
Rachid Madrane (PS), président du Parlement bruxellois et fin connaisseur de la diversité de la capitale, propose une analyse plus transversale. "J'ai habité Molenbeek. Il n'y a pas plus de communautarisme aujourd'hui qu'hier. Les communautés maghrébines se sont installées ici parce que c'est une ville d'immigration, les loyers y sont moins chers."
Le rôle de l’Arabie saoudite
Il note toutefois une évolution du fait religieux. "Tout change avec la révolution iranienne et l'arrivée de l'ayatollah Khomeini. Les religieux vont sur le terrain social, dans la rue, s'implantent partout. C'est l'échec du monde arabe laïque, de Nasser, du panarabisme. Dans les communautés, il y a un retour vers la foi et la religion. Surtout dans les communautés immigrées où elles constituent un lien avec le pays d'origine, reprend Rachid Madrane. Et en 1974, la Belgique reconnaît la religion islamique. Mais on avait déjà confié à l'Arabie saoudite le bâtiment de la grande mosquée de Bruxelles. On lui confie en quelque sorte les clés de la religion en Belgique. C'est le péché originel. Au fur et à mesure, l'islam wahhabite s'infiltre à coups de millions. Il supplante l'islam marocain sunnite malékite, très ouvert et sans revendications politiques, que j'appelle l'islam des papas."
La crainte d’un grand remplacement
Viennent alors les années 1990. L'affaire Loubna Benaïssa constitue un moment d'identification important pour la communauté marocaine. Puis, en 2001 adviennent les attentats du 11 Septembre. Un choc planétaire. "Là, arrive la méfiance, la perception négative de l'islam et du monde arabe. Ensuite, dans les quartiers, des extrémistes minoritaires instrumentalisent des jeunes qui partent en Syrie, comme chair à canon."
Rachid Madrane ose une comparaison. "Je vis à Etterbeek. Eh bien, là aussi, il y a une forme de communautarisme européen. Place Jourdan, il y a des jours où on ne parle qu'anglais. Seulement, ce ne sont pas des musulmans, mais des Européens, alors ça ne pose de problème à personne… Il y a en Belgique un problème de perception de l'islam. C'est pour ça qu'on parle tout le temps de Molenbeek et pas d'Etterbeek. En filigrane, il y a cette peur du grand remplacement. Alors que 90 % de ces gens sont nés en Belgique. Ces jeunes sont nos enfants et ne rentreront pas ailleurs. Quand le comprendra-t-on ?"
Une revendication identitaire, plus que religieuse
Ce communautarisme ne serait donc pas l'apanage de la religion musulmane. Le constat est partagé par Michael Privot, islamologue et imam. "Je vois que dans certains quartiers, il y a une façon de revendiquer son identité qui est plus forte, mais cette tendance se retrouve partout dans la société. Parfois, la revendication identitaire va se baser sur des caractéristiques habituellement perçues comme religieuses. Certains vont essayer de créer un espace de communauté, mais ce n'est pas lié à une démarche religieuse."
Michael Privot en veut pour exemple l'alimentation "halal". Dans certains quartiers, les restaurants halal se multiplient. Ils se diversifient aussi, ne se cantonnant plus aux snacks. "Mais, en corrélation, les mosquées ne sont pas plus remplies", observe-t-il.
Ces questionnements sur l'identité, Johan Leeman les observe aussi. Cet anthropologue de la KUL préside le centre "Le Foyer" depuis plus de quarante ans. Fin connaisseur de la réalité des quartiers, il observe un retour du rite pour régler des problèmes de société. "J'entends, plus qu'avant, que le Coran doit décider de ce que l'on peut faire ou non. J'ai déjà entendu certaines interdictions de chanter par exemple, car cela serait 'haram', illicite. Il y a aussi parfois une forme de contrôle social. Cela touche surtout les femmes, me semble-t-il. C'est un ensemble de petits détails qui montrent une tendance. Je le vois, je le sens, mais on n'en parle pas assez."
Cette tendance de fond n'est pas récente et remonterait aux années 1990. "À l'époque, ce type de discours concernait une certaine élite. Aujourd'hui, je remarque que c'est devenu plus populaire, quasi grand public. Le risque est la création d'une sorte de société parallèle, avec ses propres règles. Et cela, il n'y a que par le dialogue qu'on peut le prévenir."