Et si, à Bruxelles, une ville se construisait en sous-sol...
Bruxelles pourrait-elle disposer d’un étage -1 ? C’est la proposition de résolution de deux députés bruxellois du MR, qui souhaitent construire “une ville sous la ville”. Un projet farfelu ? Analyse.
Jonas Legge- Publié le 17-07-2022 à 12h00
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La Région de Bruxelles-Capitale est touchée de plein fouet par la délicate problématique de la densification démographique et par son corollaire : la crise du logement. Or, elle a la particularité de ne pas pouvoir s’étendre. Encerclée par la Flandre, elle ne peut pas grappiller de territoire et ne peut donc pas se développer au-delà de ses 19 communes. “Bruxelles doit se construire sur elle-même. La densité devient de plus en plus difficile à gérer”, confirme Abdelmajid Boulaioun, fondateur du cabinet d’architecture et d’urbanisme Multiple et professeur à l’UCLouvain.
L'exécutif fait face, en outre, à au moins deux difficultés majeures. Tout d'abord, une confrontation des visions au sein même du gouvernement entre les socialistes, qui souhaitent construire des logements publics sur des terrains verts, et les écologistes, qui veulent maintenir ces espaces naturels et leur biodiversité en l'état. Les blocages autour de la friche Josaphat à Schaerbeek ou du Chant des Cailles à Watermael-Boitsfort sont des exemples emblématiques de ces frictions. La deuxième difficulté réside dans les projets de construction d'immeubles hauts, qui ne sont plus tout à fait au goût du jour et qui se heurtent à de plus en plus d'oppositions de riverains. Ceux-ci craignent une baisse de leur qualité de vie (moins de soleil, vents froids, paysages moins harmonieux) et multiplient les recours.
Et si une partie de la solution se trouvait sous les pieds des Bruxellois ? C'est en tout cas une piste envisagée par Gaëtan Van Goidsenhoven et Anne-Charlotte d'Ursel. Afin d'éviter d’occuper les derniers espaces non bâtis en milieu urbain, ces députés bruxellois d'opposition (MR) ont déposé au Parlement une proposition de résolution visant à "construire la ville sous la ville".

Des affectations multiples
Evidemment, par endroits, le sous-sol est déjà exploité pour, notamment, les canalisations, les lignes de métro, certains tunnels routiers ou des parkings. Mais les deux élus libéraux estiment que les espaces inoccupés devraient être "de plus en plus convoités". "On peut envisager de créer des infrastructures collectives comme des salles de sport ou des espaces culturels, mais aussi des boîtes de nuit, de l'horeca...", détaille Gaëtan Van Goidsenhoven à La Libre. Parmi les potentialités offertes par le sous-sol, le député cite aussi le développement de l'agriculture urbaine. "On peut y cultiver certaines plantes comme le fenouil, le radis ou la laitue. L'exemple de la ferme urbaine dans les caves de Cureghem montre aussi que la production de champignons et de micropousses peut y être optimale. N'oublions pas non plus l'aquaponie, ce système qui unit culture et élevage de poissons. Le sous-sol présente de nombreux avantages, parmi lesquels la grande disponibilité des surfaces et la conservation d'une température constante, quelle que soit la saison."

Les deux élus MR vont-ils jusqu'à imaginer des logements sous terre ? "Non ! Nous ne souhaitons pas placer les Bruxellois dans des habitats troglodytes", assure M. Van Goidsenhoven. "On pourrait par contre permettre aux propriétaires de créer une pièce en sous-sol, comme dans les 'maisons iceberg' à Londres. Cette option présente l’intérêt d’agrandir un immeuble soumis le cas échéant à des règles strictes en matière d’urbanisme et de patrimoine qui empêchent de construire en hauteur et de réaliser des extensions de toits."
Le député estime qu'une meilleure exploitation du sous-sol offrirait de véritables perspectives pour des développements immobiliers. "De nombreuses zones d'entreposage et de stockage actuellement en surface pourraient être enfouies, ce qui permettrait de réaffecter les espaces et d'y créer du logement. Tout le monde s'y retrouverait", projette cet ancien bourgmestre d'Anderlecht. "On pourrait aussi envisager la réalisation de nouveaux tunnels routiers, permettant de dégager de la place en surface pour la mobilité douce et pour l’aménagement d’espaces publics agréables et conviviaux. Une telle déminéralisation des espaces redonnerait une place à la nature, favoriserait la biodiversité et réduirait les îlots de chaleur."
La majorité bruxelloise est sceptique
Comment cette proposition est-elle accueillie du côté du gouvernement bruxellois ? Au sein du cabinet du secrétaire d'Etat en charge de l'Urbanisme, la réponse est claire : no comment. "Nous n'avons pas l'habitude de réagir à une initiative parlementaire. Nous laissons le travail des députés avancer sans le commenter", nous indique Marc Debont, le porte-parole de Pascal Smet.
"L'idée est très bonne mais beaucoup trop coûteuse et trop compliquée à appliquer", lance une autre source gouvernementale qui ne souhaite pas être citée. "Rappelez-vous la tentative de création d'un skate-park à la station de métro Yser ou d'une discothèque à la station Louise : les contraintes sécuritaires et budgétaires étaient bien trop importantes, et les projets ont été abandonnés."

Pourtant, tout ne partirait pas de zéro. La Région bruxelloise possède déjà des milliers de mètres carrés de sous-sol creusés non utilisés. L'administration de Bruxelles Mobilité, en charge des équipements et infrastructures régionales, dispose d'ailleurs d'un inventaire de tels espaces souterrains, qui sont au nombre de 13, tous connexes à des stations de la Stib. Parmi ceux-ci figurent notamment Sainctelette et ses 4.898 m² vides, Midi-Fonsny et ses 2500 m² ou Hermann-Debroux et ses 1.840 m². "Il semble donc apparent que l'utilisation des espaces en sous-sols de Bruxelles Mobilité n'est encore que peu exploitée, au-delà de l'usage qui en est fait pour les infrastructures du métro", indiquent les libéraux.

"L'utilisation de ces sous-sols a déjà fait l'objet de multiples études. Toutes ont montré que de tels aménagements répondaient très difficilement aux exigences sécuritaires, au niveau notamment des sorties de secours ou de l'accessibilité pour les pompiers", rétorque Inge Paemen. La porte-parole de Bruxelles Mobilité précise que "rendre de tels lieux conformes demande des investissements considérables". Le service public régional se dit cependant "ouvert à certains développements", mais "sur-mesure". "Il faut que les projets soient bien cadrés et étudiés de manière cohérente et concertée, en lien avec l’environnement, dans une vision du développement durable de la région. L’approche adoptée est donc celle du sur-mesure, selon les opportunités", expose Inge Paemen. La porte-parole prend en exemple un projet en cours d’étude pour la station Thieffry. "Le volume inoccupé permettrait la création d’un nouvel accès du coté du parc. Le projet intègre également l’aménagement de nouveaux locaux techniques indispensables à l’exploitation. Une surface restante d'environ 285m² est proposée à la Stib pour la création d’un commerce. La réalisation prévisionnelle est évaluée pour 2025."
Une source gouvernementale contactée par La Libre précise quant à elle que "si ces espaces connexes aux stations existent, c'est pour une bonne raison : ils doivent être conservés en l'état pour une éventuelle évolution des infrastructures du métro, et non pour une nouvelle affectation..." Mais elle confirme que "quand c'est possible, certains lieux sont aménagés, comme la station Bourse qui dispose désormais d'un espace d'exposition, d'un parking de vélos et d'un atelier de réparation pour les deux-roues."
Interrogé sur les différents points de blocage que son projet génère, Gaëtan Van Goidsenhoven assure comprendre l'argument du coût. "Mais n'oublions pas que le foncier est de plus en plus onéreux", enchaîne-t-il. "Vu le peu d'espaces qui restent, ne pas être plus ambitieux, c'est très interpellant en termes de gouvernance. La sous-utilisation actuelle de l’espace souterrain est regrettable. Nous voulons une vision globale et non des projets plic-ploc. Nous demandons aussi que soit mis sur pied un cadastre qui recense les différentes couches du sol (types de sols, présence de nappes aquifères...) et les installations humaines qui s'y trouvent (égouts, câbles, fondations, canalisations, conduites de gaz et d'électricité...) afin d'envisager les possibilités d'implantations de futurs aménagements. Pour l'instant, on ne sait pas ce qu'il y a quand on creuse. C'est un vrai problème."

Un projet utopique ou envisageable pour Bruxelles ?
Au vu des freins financiers et sécuritaires, ce projet est-il complètement utopique ? "Dans l'absolu, l'idée de creuser sous terre est bonne", évalue Pierre Vanderstraeten, architecte urbaniste et sociologue (UCLouvain). D'autres villes, comme Montréal, ont montré l'efficacité de tels projets. Mais, à Bruxelles, les conditions climatiques ne nécessitent pas de tels aménagements. On y construirait très peu de choses, surtout au vu du coût que ces travaux demanderaient." Faut-il alors mieux optimiser les espaces existants ? "On pourrait certainement aller plus loin dans leur exploitation, mais tout est réfléchi par les services compétents, comme à la Stib."
Face à la crise du logement, l'architecte urbaniste n'imagine aucune solution sous terre. Il estime d'ailleurs que l'exemple des maisons "iceberg" de Londres est "une situation extrême" qui, à Bruxelles "resterait anecdotique". Selon lui, d'autres possibilités nettement moins onéreuses sont envisageables. "La première chose est de surélever ou d'étendre certains bâtiments. Il faut aussi aménager les nombreux étages inoccupés qu'on trouve en Région bruxelloise ainsi que réhabiliter les immeubles de bureau qui ne sont plus occupés depuis la montée en puissance du télétravail. La bonne exploitation des friches urbaines permettrait aussi de régler une partie du problème", énumère le professeur de l'UCLouvain.

Pierre Vanderstraeten se montre également sceptique face à l'idée des deux députés de proposer de nouveaux tunnels routiers. "C'est extrêmement coûteux à la construction et à l'entretien. Et puis, ces concepts ne sont plus à l'ordre du jour. Aujourd'hui, il faut, pour réduire la pression automobile, plutôt envisager un meilleur maillage en termes d'éco-mobilité entre la voiture (de préférence partagée), les transports en commun et la mobilité douce active. Et ce, dans l'aire métropolitaine, avec Bruxelles et les deux Brabant."
M. Vanderstraeten rejoint par contre les deux élus libéraux dans leur volonté de mieux savoir ce qui se trouve sous les pieds des Bruxellois. "Le cadastre est améliorable, c'est certain. Dans une optique de verduriser la ville, il faut savoir où planter des arbres en pleine terre sans risquer de tomber sur des canalisations ou des câbles." Abdelmajid Boulaioun du cabinet d’architecture et d’urbanisme Multiple abonde dans le même sens : "Il faut regarder et connaître ce qui est en bas pour permettre à l’habitat qui est au-dessus d’être mieux géré...”
Quatre exemples dans le monde
1. Helsinki et ses 10 millions de mètres carrés souterrains

A Helsinki, il est possible de parcourir tout le centre de la ville sous terre. Les habitants utilisent principalement ces souterrains, qui se trouvent parfois à 80 mètres de profondeur, pour des questions de rapidité et de température. Mais pas que. Le sous-sol de la ville accueille le métro, des centres commerciaux et des parkings. Les systèmes de chauffage et d’eau chaude y sont aménagés. Les Helsinkiens peuvent également trouver des piscines, une patinoire et même une cathédrale. Les bâtiments du parlement et de la télévision publique sont reliés et plusieurs tunnels mènent à l’aéroport. La capitale finlandaise compte 10 millions de mètres carrés d’espaces souterrains.
2. A Montréal, le plus grand réseau souterrain du monde

A Montréal, on trouve le “RESO”, le plus grand réseau souterrain au monde, qui compte plus de 30 kilomètres de galeries. C’est avant tout un moyen pour les habitants de se déplacer sans sortir. Le réseau est connecté au métro de la ville. On trouve également des magasins, des salles de spectacles, et des restaurants.
3. Mexico et son gratte-terre de 65 étages

Face à la problématique du logement dans le centre de la capitale mexicaine et à des réglementations urbanistiques strictes, le cabinet BNKR Arquitectura a envisagé de construire sous terre une pyramide inversée de 65 étages. Ce "Earthscraper" (gratte-terre, en opposition à gratte-ciel) se situerait sous la place Zocalo, dans le quartier historique. Il contiendrait des commerces, des bureaux, des logements et un musée dédié à la civilisation aztèque. Les autorités locales n'ont pas (encore) donné leur accord pour ce projet.
4. A New York, la Lowline en suspens
La Lowline est un projet de parc entièrement souterrain situé dans une ancienne station de trolleybus dans l’arrondissement de Manhattan. Ses concepteurs ont développé une technique permettant de capter la lumière naturelle en surface et de l’amener en souterrain via de la fibre optique. La construction de la Lowline a commencé en 2019, mais a été mise en suspens en février 2020 en raison d’un manque de fonds. Le projet n’est donc pas abandonné.