Au Palais des droits, les occupants font face à des maladies que “les médecins belges n’ont jamais vues de leur vie”
Depuis fin octobre, un millier de demandeurs d’asile squattent un ancien bâtiment schaerbeekois du SPF Finances, désormais ironiquement nommé Palais des droits. Ces personnes survivent dans une précarité extrême en attendant que l’État belge leur octroie une place dans un centre d’accueil. La Libre a voulu raconter cette crise à la fois humanitaire, sanitaire et sécuritaire qui se déroule au cœur de la capitale de l’Europe. Deuxième épisode : l’hygiène.
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Publié le 26-01-2023 à 06h34
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Ce vendredi après-midi, les occupants du Palais s’affairent dans les couloirs. Pour rendre un semblant de propreté au bâtiment, on purge les deux douches à moitié fonctionnelles. On ramasse les canettes évadées des sacs-poubelles. On éponge les flaques de boue qui assiègent les toilettes. Vivre à mille sous le même toit nécessite une logistique bien huilée. Surtout quand le bâtiment en question, inhabité depuis dix ans, n’est pas conforme aux normes de salubrité. Et que le mot “propreté” ne résonne pas de la même manière en pachtoune ou en kirundi. “On a tous des modes de vie différents, donc ce n’est pas toujours facile de s’organiser, concède Christian, du Burundi. On n’a pas été éduqués de la même façon.”
Les fuites d’eau, les coupures de courant et le chauffage qui dysfonctionne sont devenus la routine. “Depuis l’incendie (le 12 janvier, NdlR), on n’a plus d’eau chaude, détaille Christian. Pour se laver, on improvise avec des bidons et un réchaud.” La gestion des déchets, elle aussi, s’apparente à un véritable casse-tête. Dans la cour intérieure, les montagnes de détritus s’amoncellent.


”La situation sanitaire ne fait que se détériorer, s’indigne la bourgmestre de Schaerbeek, Cécile Jodogne (Défi). Quand j’ai entendu le fédéral se réjouir de ne plus voir personne dormir à la rue, j’ai avalé de travers. C’est honteux de dire ça. Il n’y a plus personne à la rue parce qu’il y en a au moins 900 qui vivent dans des conditions innommables au Palais. Avec un toit au-dessus la tête, certes, mais dans un environnement indigne.”
Un rapport alarmant
Le manque d’hygiène et la promiscuité ont inévitablement conduit à la prolifération de maladies. Une inspection de la Commission communautaire commune (Cocom), le 30 novembre, a révélé des cas préoccupants de diphtérie, de tuberculose et une très grande propagation de gale. Le rapport alertait également sur une probable apparition de cas de poliomyélite. Et nombreux sont les résidents à souffrir d’autres pathologies, causées par le manque de soins de base. “Depuis plusieurs jours, j’ai des douleurs à l’oreille droite, s’inquiète Christian. La nuit, ça fait très mal. Je sens que ça tambourine. Parfois, j’ai l’impression que je n’entends plus très bien. Ça me fait peur.”
La solidarité s'organise au Palais des droits, à Schaerbeek.
Malgré l’obligation de Fedasil de fournir une aide matérielle adaptée aux demandeurs d’asile (qui représentent 735 des 784 personnes officiellement enregistrées au Palais), l’accès aux soins reste limité. Sur le terrain, les associations prennent le relais. Les premières semaines, la Croix Rouge a organisé deux visites à l’intérieur du squat, qui ont permis de soigner une trentaine de personnes. Depuis lors, l’association a revu sa politique. “Les conditions de sécurité à l’intérieur du Palais ne sont plus remplies pour continuer à y envoyer notre personnel, précise Nancy Ferroni, porte-parole de la Croix Rouge. La dernière fois, certains se sont retrouvés au milieu d’une bagarre au couteau. On ne peut pas prendre le risque de mettre nos équipes en danger.”
Durant trois semaines, du 21 décembre au 15 janvier, les médecins de la Croix Rouge ont donc opté pour l’accueil des occupants dans une clinique mobile installée devant le bâtiment. Le dispositif a permis d’organiser 718 consultations, pour une moyenne d’environ 40 patients soignés chaque jour. Depuis le 16 janvier, la clinique mobile n’accueille plus les malades qu’une seule après-midi par semaine. Les personnes qui requièrent des soins sont renvoyées vers le Refugee medical point, situé au Boulevard Pacheco, un centre médical plus complet, avec médecins, infirmiers, psychologues, médiateurs culturels et acteurs pour la promotion de la santé. Sur place, le public du Palais, mais également des personnes venant d’autres squats ou de la rue, affluent sans discontinuer.
Des maladies oubliées
De son côté, Médecins sans frontières (MSF) a vacciné 300 personnes contre la diphtérie devant le Palais, les 19 et 20 décembre. “La diphtérie a disparu en Europe depuis des décennies, simplement parce que 95 % de la population est vaccinée dès le plus jeune âge, rappelle David Vogel, responsable de projets chez MSF. Les médecins belges n’ont jamais vu cette maladie de leur vie.” David Vogel insiste : les pathologies recensées au Palais sont intrinsèquement liées à l’insalubrité. “La tuberculose, par exemple, s’explique par le manque d’aération et le froid. C’était une maladie présente en Belgique au siècle passé quand on se chauffait au charbon et qu’on n’aérait pas.”
La gale, elle, est liée à une hygiène de base limitée et à la proximité entre les résidents. “C’est une épidémie très difficile à encadrer. Si moi j’ai la gale, je prends une douche, je mets de la pommade, je lave mes vêtements, mes draps et c’est réglé, explique David Vogel. Sauf qu’au Palais, on a beau donner des traitements, les occupants retournent quand même dormir chaque soir dans leur sac de couchage ou à côté de quelqu’un qui est contaminé. C’est une chaîne sans fin.”

Sans support médical adéquat, les difficultés physiques et psychologiques se multiplient. Mi-décembre, à la veille d’un entretien avec Fedasil, un résident est pris de convulsions au premier étage. En attendant l’ambulance, des Afghans tentent de prendre en charge leur ami étendu sur le sol, qui crache du sang. Le 29 décembre, un homme d’une quarantaine d’années est retrouvé mort sur son matelas. La tentative de suicide n’est pas attestée – on parle de “mort naturelle”. Mais ses compagnons assurent qu’il avait l’habitude de mélanger alcool et médicaments les derniers jours avant le drame. Dimanche dernier, c’est un autre occupant qui craque. Retranché au quatrième étage, il envoie tout ce qui se trouve à portée de main à travers la fenêtre. L’homme se barricade ensuite sur le balcon, menaçant, avant de finalement regagner le bâtiment. Et de se noyer dans la masse.
Des symptômes “pires qu’à Lesbos”
Le second rapport de la Cocom, transmis le 13 janvier à la bourgmestre de Schaerbeek, confirme une détérioration de la santé mentale des habitants. Pour Olivier Ciarlan, psychologue clinicien chez MSF, cette détresse prend sa source dans le traumatisme du parcours migratoire, mais s’intensifie à l’arrivée à destination. “Beaucoup passent par les geôles libyennes, où c’est littéralement l’enfer sur terre, ou subissent des violences policières en Grèce ou en Croatie. Quand ils arrivent enfin en Belgique, avec beaucoup d’espoir, c’est la désillusion.” Selon le psychologue, l’exposition à la rue, l’attente pour la reconnaissance d’un statut et les procédures administratives à rallonge entraînent du stress post-traumatique aigu, des épisodes dépressifs majeurs, des troubles anxieux sévères et des pensées suicidaires. “Sans perspective d’avenir, certains occupants sombrent dans l’alcoolisme ou la prise de stupéfiants, pour échapper à un quotidien insupportable.” Le climat d’insécurité qui règne au Palais n’arrange rien. “Dans les squats, le sentiment d’urgence ainsi que la peur permanente de se faire voler ou de se faire agresser peuvent créer une usure psychologique qui va amener à des symptômes beaucoup plus intenses que ceux que l’on retrouve dans des camps grecs, comme à Lesbos”, insiste Olivier Ciarlan.
Le psychologue observe une dégradation générale de la situation depuis septembre. Cela se marque tant par le nombre de personnes qui consultent que dans l’intensité de certaines pathologies. “On a toujours eu des vécus difficiles et des traumas chez les demandeurs d’asile, concède-t-il. Mais ici, le sentiment de non-prise en compte totale de leurs conditions humaines de la part de la Belgique, un pays qui est censé être garant des droits de l’Homme, renforce des symptômes déjà fort présents. On se retrouve avec des personnes de plus en plus décompensées sur le plan psychologique.”