"Le Palais des droits ne doit pas exploser": dans le plus grand squat de Belgique, l'insécurité grandit
Depuis fin octobre, un millier de demandeurs d’asile squatte un ancien bâtiment schaerbeekois du SPF Finances, désormais ironiquement nommé Palais des droits. Invisibles, ces personnes survivent dans une précarité extrême en attendant que l’État belge respecte leurs droits et leur octroie une place dans un centre d’accueil. La Libre a voulu raconter cette crise à la fois humanitaire, sanitaire et sécuritaire qui se déroule au cœur de la capitale de l’Europe. Troisième épisode : la sécurité.
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Publié le 27-01-2023 à 09h26 - Mis à jour le 27-01-2023 à 10h08
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Appuyés contre le mur du hall d’entrée du Palais des droits, deux gardes des services de sécurité Protection Unit s’extirpent de leurs téléphones quand la porte claque. Puis replongent aussitôt la tête sur leurs écrans. En principe, personne ne demande son chemin. Ceux qui s’aventurent à l’intérieur du bâtiment doivent se débrouiller. Les consignes de la direction sont claires : garder l’entrée – la Région bruxelloise paie pour ça – mais interdiction de pénétrer dans l’enceinte. Ce qu’il y a derrière la porte ? “Beaucoup de demandeurs d’asile et beaucoup de violence”.
Dans le meilleur des cas, la journée de travail se déroule sans péril. Le pire arrive parfois. Comme à l’instant. “Venez les gars, on a besoin de vous. Quatrième étage, s’époumone un homme paniqué. Il y a un mec avec un couteau. Avec un marteau. Il perd la boule. Du sang partout. Oui, quatrième étage !” Que faire ? Pas question d’entrer. Appeler la police ? “Elle ne viendra sûrement pas”, lâche un des deux gardes. Un troisième arrive et interrompt la réflexion de ses collègues : “Pourquoi est-ce qu’il crie comme ça, celui-là ?”

Les tensions s’accentuent au sein du Palais. “Ce n’était déjà pas tout rose les dernières semaines, mais la situation devient de plus en plus critique”, déplore Cécile Jodogne, bourgmestre de Schaerbeek (DéFi). Si la zone de police de Bruxelles-Nord refuse actuellement de s’exprimer sur son action au Palais, renvoyant vers le parquet de Bruxelles, il nous revient que le nombre d’interventions a largement augmenté depuis fin décembre. Pourtant, en cas d’incident, la police ne se déplace pas systématiquement. Parce qu’elle ne peut pénétrer dans un bâtiment privé que si elle est appelée. Elle redoute aussi que sa présence augmente les risques, tant pour son personnel que pour les occupants.
”Une forteresse sans surveillance”
Dans un endroit où la police évite d’aller, la criminalité peut se développer, alerte Vincent Manteca, du Samusocial de Bruxelles. “Le Palais peut devenir une zone de non-droit, avertit-il. Pas parce que les migrants sont des criminels, mais parce que l’endroit est parfait pour que des activités de ce type s’y développent. Dans son état actuel, ce squat est propice au deal de médicaments ou au trafic d’êtres humains. C’est une forteresse sans surveillance.”
Le 12 janvier, quand des flammes ont ravagé le couloir du troisième étage du bâtiment, policiers, pompiers et ambulanciers n’ont pas eu d’autre choix que d’intervenir. Les habitants se sont réfugiés dans les autres étages et ont refusé d’évacuer. Quatre personnes ont été intoxiquées mais aucune n’a dû être hospitalisée. L’origine de l’incendie serait volontaire, selon les autorités communales qui ont exigé la condamnation du couloir qui a pris feu, devenu inhabitable.

”Le jour de l’incendie, les pompiers-ambulanciers auraient pu être les témoins impuissants de la mort d’une centaine de personnes à cause des conditions effroyables de sécurité rencontrées dans ce bâtiment”, blâme le Syndicat libre de la Fonction Publique (SLFP) dans une lettre adressée la semaine dernière à Rudi Vervoort (PS), ministre-Président de la Région bruxelloise. Sans détour, les responsables syndicaux dénoncent la dangerosité des conditions de travail de leurs affiliés, qui ne pénètrent plus qu’en binôme dans l’enceinte. Ils réclament une action rapide des autorités et déplorent que “les parties intervenantes dans cette malheureuse histoire se rejettent la responsabilité les unes sur les autres.”

”De la violence institutionnelle”
Pendant ce temps, à l’intérieur du Palais, la bouilloire tremblote dans la chambre, fermée à clé, de Jean. “Thé ou café ? Prenez du sucre si vous voulez, il y a tout ce qu’il faut”, accueille chaleureusement le prêtre burundais. Une brève réunion “sécurité” s’improvise. En face de Jean, se tient Ahmad, ancien militaire des renseignements afghans qui a fui le régime taliban en 2022. Les deux hommes, demandeurs d’asile, se sont par défaut imposés comme leaders de leur communauté au sein du squat. Ça ne veut pas dire qu’ils dirigent. Ils n’ont pas autorité pour dire à une autre personne comment agir, mais ils pacifient les lieux. Ils encouragent leurs compatriotes à maintenir le bâtiment propre, à ne pas boire ni se battre. “Ces derniers temps, c’est plus compliqué. Des personnes dont on ignore si elles sont demandeuses d’asile, sans papiers ou sans domicile fixe, ont compris que la police entrait peu dans le bâtiment”, explique Jean. “Des trafics de drogue ont pris à certains étages, des filles sont parfois amenées la nuit et les violences sont quotidiennes. Vu qu’il n’y a pas de sécurité, on doit s’interposer nous-mêmes. Hier soir, j’ai encore confisqué un couteau à un jeune Marocain qui a perdu le contrôle. Aujourd’hui, il est venu s’excuser.”

Perdre le contrôle. C’est contre ça que les habitants luttent en attendant qu’une place dans un centre d’accueil se libère. “J’ai peur de craquer à mon tour, confie Ahmad. J’ai vu beaucoup de choses en tant que soldat afghan. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je crois que si je tiens, c’est pour ma famille”. Ahmad et Jean, comme les autres habitants, sont livrés à eux-mêmes et craignent que le Palais soit une bombe à retardement. Qu’un jour, un drame se produise à l’intérieur ou à l’extérieur du bâtiment. “Ce qui se joue au Palais, c’est le problème de tous. Il ne faut pas qu’il explose”, s’inquiète Jean.
”Personne ne doit les abandonner”
Les violences qui éclatent au sein du squat sont le reflet de son infrastructure. “La surpopulation, l’insécurité physique et financière, l’insalubrité et l’absence d’intimité sont tant de facteurs porteurs de frictions”, recadre Vincent Manteca. “C’est déjà difficile de vivre avec des colocataires qui sont des amis, mais c’est encore plus dur de survivre dans des conditions inhumaines avec mille personnes qui ne parlent pas toutes la même langue.” Pour le travailleur social, les habitants du squat sont victimes d’une certaine violence institutionnelle. “Dire qu’il n’y a pas de place dans les centres d’accueil, c’est exact, mais aucune alternative n’est pour autant recherchée par les autorités. Ça fait des mois que, avec d’autres acteurs, nous voyons la situation se profiler et que nous avons proposé des solutions. Le manque de réaction de l’Etat, c’est à pleurer.”
Loin des instances décisionnaires, les occupants s’autogèrent. Comme ce soir, où, en urgence, une réunion rassemble les habitants et les bénévoles présents. Jean vient de recevoir une place dans un centre d’accueil de Fedasil : il faut repenser en partie l’organisation du Palais. Toute l’assemblée le congratule. Chaleureux, les applaudissements voilent une ironie certaine. Le droit au logement de Jean, censé être garanti par l’Etat, est finalement devenu une bonne surprise. Une source de stress aussi, pour les occupants qu’il laisse derrière lui. Robuste, le Burundais représentait en effet une autorité au sein du bâtiment. Il interposait ses larges épaules quand il le fallait. “Je m’en vais et je suis content”, sourit le prêtre. “Mais mes frères, mes amis, mes fils, restent ici. Personne ne doit les abandonner.” Le lendemain, à 7h du matin, Jean donne les clés du stock de nourriture et de fournitures à la personne de sa communauté qui reprend le rôle de pacificateur. Une poignée de main, deux sourires, et il s’en va.

