Le commissaire général aux réfugiés: "En vingt ans de carrière, je n’ai jamais connu une telle situation de crise"
Le commissaire général aux réfugiés quittera ses fonctions dans les prochains jours. Entretien bilan.
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Publié le 31-01-2023 à 19h27 - Mis à jour le 31-01-2023 à 21h11
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Dirk Van den Bulck en aura vu défiler des destins au cours de sa carrière. Après vingt ans à la tête du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), l’instance qui décide du droit d’asile en Belgique, le haut fonctionnaire raccrochera les gants dans quelques jours, pension oblige.
Vingt ans à entendre des récits de vie, à devoir composer avec les tourments géopolitiques du monde afin de déterminer si, oui ou non, une personne a le droit d’obtenir protection en Belgique. “C’est une responsabilité importante. Le commissariat a pris beaucoup de décisions, positives comme négatives. Sur l’ensemble de ma carrière, le CGRA a octroyé un statut de protection internationale à plus 100 000 personnes. Et toujours, ma ligne fut d’attribuer la protection à ceux qui en ont besoin, sans jamais tenir compte d’éléments politiques ou diplomatiques”, se félicite le commissaire général.
L’homme ne s’en va pour autant l’esprit tranquille. Dehors, le tableau est sombre. “En vingt ans de carrière, je n’ai jamais connu une telle situation de crise. C’est manifestement pire que la crise de 2015. Le nombre des personnes arrivées en Belgique est bien plus élevé, si l’on tient compte des Ukrainiens. Cela a forcément un impact sur les conditions d’accueil”, soutient-il.
La migration toujours sous-estimée
Le contexte général est dès lors plus tendu. Un exemple ? Le logement. “L’offre a diminué en deux décennies. C’est encore plus vrai pour ceux qui ont moins de moyens, à l’instar des réfugiés” défend M. Van den Bulck. En outre, la plupart des dirigeants européens semblent avoir perdu le sentiment d’urgence qui existait encore en 2015. Résultat, “nous faisons tout, vraiment, avec plus de moyens et de personnel, mais nous avons moins d’impact”, constate-t-il.
Dirk Van den Bulck travaille dans le secteur de la migration depuis en fait 34 ans. Avant d’entrer au CGRA, il était juriste au Foyer, une association qui promeut le dialogue entre les cultures, située à Molenbeek. Il aura vu le phénomène migratoire évoluer en se complexifiant. Mais c’est finalement une constante à travers les années que retient le commissaire général : “Je constate que, globalement, la migration et son impact sont sous-estimés. Ces dernières décennies, la population belge a fortement augmenté et c’est principalement dû à la migration. Depuis trente ans, l’attention est mise sur les demandes d’asile. Mais il y a bien d’autres voies de migration, légales ou illégales ! Le regroupement familial par exemple est un vecteur de migration bien plus important que l’asile. Et aujourd’hui, à côté des raisons qui poussent les gens à partir, il y a aussi tout une dimension de réseau, où les filières sont devenues de véritables secteurs économiques”.
Dans le domaine de la migration, il se passe des choses difficiles. Mais là, une personne est décédée dans le cadre du développement d’une politique. Y être confronté de la sorte, ça m’a touché, et ça me touche toujours.
Le pire moment de sa carrière
Le commissaire se sera aussi frotté au monde politique. D’abord en interne, au sein du cabinet du socialiste flamand Louis Tobbak, lorsque celui-ci était ministre de l’Intérieur entre 1988 et 1994, puis entre avril 1998 et décembre de la même année. C’est d’ailleurs à cette période qu’il connaît le “pire moment de sa carrière”. Le 22 septembre 1998, Semira Adamu, une demandeuse d’asile nigériane, meurt étouffée sous un coussin tenu par deux policiers durant son expulsion. Sous pression, le ministre de l’Intérieur finira par démissionner. “Dans le domaine de la migration, il se passe des choses difficiles. Mais là, une personne est décédée dans le cadre du développement d’une politique. Y être confronté de la sorte, ça m’a touché, et ça me touche toujours”, confie-t-il.
Scuds aux politiques
À la tête du CGRA, M. Van den Bulck continue de côtoyer le politique. Comme durant la grève de la faim des sans-papiers à l’Église du Béguinage, où il fut mandaté pour jouer les médiateurs dans un climat de tension exacerbée entre les grévistes et le secrétaire d’État. “J’ai constaté durant ma carrière que l’approche politique est généralement peu basée sur les faits. On joue sur beaucoup d’aspects, souvent symboliques, mais sans réelle connaissance de la réalité complexe. Cela vaut pour les pro-migrants comme pour les opposants”, assène-t-il.
Lui dit défendre le parti de la nuance et de la complexité. “Vous savez, si l’on approche une problématique en se concentrant sur une seule personne, on trouvera que, dans la très grande majorité des cas, la solution sera d’octroyer un permis de séjour. Mais d’un autre côté, il faut toujours garder à l’esprit l’intérêt général et la nécessité de maintenir un système de migration tenable.”
Il ne me semble pas nécessaire de créer un statut spécifique pour les réfugiés climatiques.
Mauvais timing
À l’heure de quitter ses fonctions, il laisse un commissariat empêtré dans une crise de l’accueil. Le CGRA comptabilise en effet un arriéré de plus de 15 000 dossiers, et le délai de traitement des demandes dépasse bien souvent les deux ans, même s’il y a encore beaucoup de personnes qui reçoivent une décision en moins d’un an. “Le moment n’est peut-être pas le plus opportun pour quitter la tête de l’instance mais que voulez-vous, je dois prendre ma pension. Je continue à tout faire pour être le plus efficace possible. Nous travaillons sur deux axes : l’engagement de personnel supplémentaire et l’augmentation de l’efficacité du traitement des dossiers. D’ici deux ou trois ans, nous devrons avoir résorbé l’arriéré. Enfin, cela dépendra du nombre de nouvelles demandes”, assure-t-il.
Ne faut-il pas fusionner les trois instances de l’asile (Office des Étrangers, CGRA et Fedasil), comme le soutient la secrétaire d’État afin de gagner en efficacité ? “Il est clair qu’il faut une approche intégrée. Mais d’après moi, ça ne doit pas nécessairement passer par une seule instance. Si l’on veut garder l’indépendance dans l’appréciation des demandes d’asile, ce n’est possible qu’en gardant une instance d’asile à part.”
Et le commis de l’État de défendre à nouveau l’indépendance de son institution. “Si nous dépendions directement d’un ministre, comme c’est le cas dans d’autres pays, cela voudrait dire que chaque instruction devrait être validée par le cabinet. Vous imaginez le temps que ça prendrait ? C’est contraire à la réactivité dont nous avons besoin. L’indépendance n’est pas uniquement une garantie pour une appréciation objective mais également pour une efficacité plus grande””, rétorque-t-il.
Pas de réfugiés climatiques
Avant de partir, est-il favorable à la création d’un statut spécial pour les réfugiés climatiques, dont le nombre devrait aller croissant dans les prochaines années ? “Ce n’est pas la voie qui doit être poursuivie. L’aspect climatique est en quelque sorte déjà présent. Prenez quelqu’un qui fuit un conflit ethnique. Ils sont parfois la conséquence du dérèglement climatique, et nous octroyons un statut de protection. Il ne me semble donc pas nécessaire de créer un statut spécifique. Pour la problématique climatique, une approche globale est nécessaire, comme pour la politique d’asile en général”.