Stéphane, Jo, Freddy et Mohamed cherchent un deal avec la cocaïne : "Je prenais les grains de la litière du chat pour du crack"
Consommateurs réguliers de crack, ils essaient d’espacer les “taffes” ou de diminuer les quantités. Ils sont membres du comité d’usagers de Dune, une association bruxelloise qui tente d’améliorer la santé des toxicomanes en milieu précaire.
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Publié le 02-02-2023 à 06h37 - Mis à jour le 02-02-2023 à 06h54
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Sur les deux marches qui donnent accès à la maison bruxelloise où l’ASBL Dune a pris ses quartiers depuis plus de vingt ans, deux jeunes patientent. Ils ont sorti leur matériel : pipe en verre, cuillère en alu, boulette… Ils sonnent à plusieurs reprises. Les portes du Comptoir local d’information et de prévention (Clip) n’ouvrent pourtant que dans quelques heures. Dune, dont l’ambition est d’améliorer la santé des usagers de drogues en milieu précaire, est la seule association de la capitale à avoir adapté ses horaires au calendrier propre du public toxicomane. L’espace d’accueil du Clip ouvre chaque soir en semaine de 19 heures à 22 h 30, pour faire une pause, prendre un café, discuter en toute sécurité. Mais interdiction de consommer sur place : c’est un motif d’exclusion.
Un des deux fumeurs de crack insiste encore sur le bouton de la sonnette : il voudrait savoir s’il y a moyen de s’inscrire à la douche pour ce soir.
Une collision de maux
On est ici dans le bas de la commune de Saint-Gilles, à deux pas de la porte de Hal, dans un quartier où tous les maux de la société semblent être entrés en collision : grande précarité, sans-abrisme, alcoolisme, exclusion, errance, troubles mentaux, assuétudes… À l’ASBL Dune, on retrouve ces profils croisés. D’où le choix d’une approche holistique. Le dispositif d’aide veut répondre à la diversité des problèmes rencontrés par un public très fragilisé : des services psycho-médico-sociaux, un appui social et administratif, un dispensaire médical, des infrastructures (douches, lavoir, vestiaire) et des produits (protections menstruelles, brosses à dents, rasoirs…) ainsi qu’un accès au matériel de réduction des risques.

”Distribuer des kits d’injection ou d’inhalation, cela permet un premier contact. C’est une façon d’accrocher les gens qui, la plupart du temps, ont renoncé à se tourner vers les structures classiques d’aide et de soin”, pose Charlotte Bonbled, chargée de projets à l’ASBL Dune, qui emploie vingt travailleurs (des assistants sociaux, des éducateurs, des infirmiers, un médecin…) L’accès est anonyme, inconditionnel et gratuit. Dune enregistre plus de 5 000 contacts par an et une “file active” (nombre total de bénéficiaires pris en charge au cours de l’année) de 1 000 personnes. La moitié du public est à la rue, ou sans logement fixe.
Le Clip, un espace chaleureux
L’espace du Clip, chaleureux, invite à se poser dans un des fauteuils. Derrière la rangée de casiers, qui fait office de consigne, le comptoir de distribution de matériel stérile (en fait, un petit bureau et une étagère avec des bacs en plastique) se fait discret.
”On demande juste une initiale, l’âge et le genre de la personne. Pour nos statistiques”, précise Charlotte Bonbled. Actuellement, l’ASBL distribue chaque jour entre 30 et 40 kits d’inhalation (plus de 10 000 en 2022 !) destinés aux consommateurs de cocaïne sous forme de crack. Un mode de consommation en nette hausse, même s’il est difficile de quantifier l’évolution, ajoute la responsable de projets. “On entend partout que la cocaïne crée de dangereux zombies. Mais c’est l’histoire de l’œuf et de la poule. La consommation de drogues peut provoquer des graves problèmes psychologiques. C’est aussi le cas de la vie en rue et de la précarité”, rectifie Charlotte Bonbled. On se retrouve sans toit parce qu’on consomme et puis on consomme parce qu’on se retrouve en rue. Ou l’inverse.

”La cocaïne, ça tape clairement sur la santé mentale”, assène Stéphane, 54 ans, consommateur quotidien de crack. Il fait partie du comité d’usagers de Dune, un projet qui s’est mis en place en septembre dernier à l’initiative des bénéficiaires qui souhaitent faire entendre leur voix et être impliqués dans la vie de l’association. Un projet qui reflète l’ADN de Dune : rendre les gens qui viennent ici acteurs de leur vie.
Les explorateurs
Stéphane propose sa typologie très personnelle des cocaïnomanes : “Il y a les paranos, ceux qui n’arrêtent pas de parler, ceux qui ne disent rien et les explorateurs.”
Les explorateurs ? Jo, 54 ans, qui consomme régulièrement depuis 26 ans, explique. “On cherche avec la lampe de poche de son téléphone tout ce qui peut ressembler au produit.” Elle raconte comment elle traquait la moindre poussière chez elle. “J’avais un chat. Des grains de sa litière, blanche, s’accrochaient à ses coussinets et il les semait dans l’appartement. Je les confondais avec des cailloux”, dit la quinquagénaire. Un comportement récurrent chez les personnes qui prennent de la cocaïne depuis un moment, affirme encore Stéphane. “Le manque de coke, c’est psychologique”, ajoute Jo.
Mohamed, 56 ans, a un long parcours de toxicomanie. Accro à l’héroïne pendant quinze ans, il est passé à la coke il y a dix ans. “C’est pire dans la destruction de l’organisme. Tant que le produit est là, on consomme. Il est tellement fort… S’il y a un kilo, on est capable de le finir. On arrête parce qu’il n’y en a plus”, témoigne-t-il. À force, il était devenu parano. “Des voix sortaient de ma bouche comme si j’étais plusieurs. Je parlais tout seul et j’en étais conscient, mais je ne pouvais pas arrêter ça. À un moment donné, ça rend fou.”
Depuis trois ans, Mohamed ne consomme plus qu’une fois par mois, à la fin, quand le salaire tombe. “Ça peut être 15 grammes, si j’ai l’argent”. Et puis il fait une pause, jusqu’au mois suivant, pour laisser un repos au corps et ne pas perdre pied. C’est son deal avec la coke.
Stéphane estime lui être devenu “très raisonnable”, se limitant à “un peu d’héro et de coke” en fin de semaine. Il espère espacer encore sa consommation. “Je voudrais arriver à une fois tous les quinze jours. Ce serait aussi mieux pour moi au niveau financier.”
“J’ai perdu le contrôle. J’arrivais à dix grammes par jour”
Freddy, 48 ans, c’est le porte-parole du comité des usagers. “Je n’ai pas dit président !”, plaisante-t-il. Les autres rigolent dans les canapés. Après avoir “touché un peu à tout” (ecstasy, speed…), il prend de la cocaïne tous les jours depuis 22 ans. Des quantités aléatoires : 0,2 gramme, 1 gramme, 3 grammes, toujours sous forme de crack. Au début, il en prenait occasionnellement, “pour décompresser”, mais c’est vite devenu problématique, convient-il. “J’ai perdu le contrôle. J’arrivais à dix grammes par jour.” Au point d’être tombé à 42 kg… “Je ne dormais qu’une nuit par semaine. Je n’en pouvais plus.” En se regardant dans le miroir, il s’est dit que pour sauver sa peau, il devait faire un choix entre la psychiatrie et la prison. “J’ai choisi la prison” (lire par ailleurs). Il consomme toujours, tous les jours, “deux ou trois taffes” – des inhalations. Parfois plus. Hier, c’était deux grammes.
Pierre, 46 ans, ancien polytoxicomane pendant 14 ans, n’a plus touché à rien depuis 2009, après sa dernière cure de désintoxication qui lui a permis de couper définitivement. Il a alors décidé d’aider lui-même les toxicomanes, devenant “pair aidant”. “J’ai été usager et maintenant je suis travailleur social. Je peux faire le lien entre les deux. Je connais les galères qu’ils traversent. Je comprends ce qu’ils disent, ce qu’ils ressentent.”
Repères
La cocaïne qui se fume. Le potentiel addictif du crack, aussi appelé “coke purifiée”, est maximum. Les consommateurs font cuire la poudre blanche, avec du bicarbonate ou de l’ammoniaque, sur une feuille d’alu. La cocaïne se transforme en petits cristaux (ou cailloux) qui sont chauffés dans une pipe en verre et inhalés par la bouche. Les vapeurs provoquent un effet très rapide mais très bref, ce qui entraîne une envie irrésistible de reprendre une autre dose.
Moins de 10 euros le caillou. En fonction de la qualité de la cocaïne achetée (à 40 euros la boulette d’environ 0,6 gramme), il faut compter entre 5 et 10 euros la “taffe” (inhalation).