“Légaliser la coke en Belgique ? À quoi bon si on sait que 80 % de la drogue est consommée ailleurs ?”
Pour Charlotte Colman, coordinatrice de la Cellule Générale de Politique Drogues au sein du SPF Santé publique, le combat contre la mafia de la drogue doit être mené durablement et simultanément sur tous les fronts.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/223bb6d6-9e5e-4195-84c5-a0e810d98bf2.png)
Publié le 03-02-2023 à 06h43 - Mis à jour le 03-02-2023 à 10h33
:focal(2059x3101:2069x3091)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/NPBK64SH2BEW5KQLCV5GZEO4JA.jpg)
Tout le monde se pose cette question à Anvers : la guerre contre la coke peut-elle être gagnée ? “Il n’y a pas de solution miracle, ce qui ne veut pas dire qu’il faut baisser les bras”, affirme Charlotte Colman, criminologue à l’université de Gand et coordinatrice de la Cellule Générale de Politique Drogues auprès du SPF Santé publique.
“La vague de violence à Anvers a commencé en 2012, lors d’un clash sanglant entre deux gangs, expose-t-elle. Le conflit a pour origine le vol d’une cargaison de coke et sa mise sur le marché par un clan de Borgerhout, au détriment d’une bande rivale, néerlandaise. Cet incident a déclenché un torrent de règlements de compte. La violence est montée à son comble l’an dernier avec des pics de violence pendant l’été et l’hiver.”
Le 9 janvier, une fillette de 11 ans, domiciliée à Merksem, près du Sportpaleis, a été la première victime collatérale des rixes régulières entre gangs rivaux. Intolérable. Barbare. La colère et l’indignation de nombreux riverains se déversent sur les réseaux sociaux. Comment briser cette spirale infernale ? Le monde politique monte au créneau. L’extrême-droite, qui continue son ascension dans les sondages, remet sur la table son thème de campagne favori : l’insécurité est partout à Anvers, aujourd’hui à Merksem, demain à Borgerhout, à Deurne, à Berchem…
Attentats déjoués
Anvers, première porte d’entrée de la coke sur le continent européen ? On jugera sur pièces. Les chiffres, en tout cas, donne le vertige : des saisies records ont été enregistrées à Anvers, deuxième port d’Europe : 110 tonnes en 2022, une hausse de 23 % par rapport à 2021. Mais il semble que de très grosses cargaisons passent malgré tout par les mailles du filet. L’augmentation des volumes saisis à Anvers va de pair avec la montée de la violence liée au trafic de la coke. Le bourgmestre d’Anvers Bart De Wever (N-VA) a fait le point sur les actes de violences liés au trafic de stupéfiants, lundi lors du conseil communal. Rien qu’en 2022, 75 incidents violents ont été commis. “Nous avons réussi à arrêter 61 suspects dont 48 sont des ressortissants néerlandais, l’an dernier”, a souligné le bourgmestre. Six autres suspects ont été arrêtés la semaine dernière. Selon le président des nationalistes, ces arrestations ont permis de déjouer de nouveaux attentats dans la ville portuaire.

Les récentes arrestations de membres de gangs ont pu se faire, notamment, grâce à l’opération Sky ECC, le décodage des messages GSM des trafiquants. Elle a porté un coup dur à l’organisation. Mais, sur le terrain, la concurrence entre membres de gangs s’est encore accrue. “Les narcotrafiquants sont organisés en clans, il n’y a pas de structure pyramidale, observe Charlotte Colman. Chaque clan travaille de façon autonome dans le domaine qui est le sien. En bas de l’échelle, il y a les sans-grade. Ce sont des dockers, des mineurs, des étudiants parfois, des personnes vulnérables souvent. Un pion est remplacé par un autre.” Ces “facilitateurs” (uithalers en néerlandais) sont chargés d’extirper la marchandise au fond d’un conteneur dans un navire à quai. Elles sont aussi chargées d’exécuter le sale boulot. Exemple : exécuter des représailles à l’encontre d’une bande rivale.
Argent vite gagné
“Les énormes profits qui se dégagent du trafic de cocaïne ont de quoi rendre jaloux un consultant en management”, écrivait récemment The Economist. L’argent facile et rapide attire de nombreux jeunes, parfois endettés, souvent très vulnérables. Désœuvrés, rôdant sur les quais, ils sont une proie facile pour les dealers. Téméraires, prêts à tout au presque, ils multiplient les allers-retours entre Rotterdam et Anvers en fonction des bonnes affaires en cours. Qui sont-ils au juste ? “La plupart de ces jeunes ont la nationalité belge ou néerlandaise. Ils sont souvent d’origine marocaine, albanaise ou turque, explique notre interlocutrice. Encore davantage qu’aux Pays-Bas, de puissants liens familiaux ou amicaux unissent les membres des gangs.”
Charlotte Colman précise que la cocaïne est produite en Colombie, en Bolivie et au Pérou et est destinée au marché européen. La drogue transite le plus souvent par l’Équateur avant d’arriver par air ou par mer sur le sol européen. La marchandise passait autrefois par l’Espagne ou l’Allemagne mais, ces dernières années, le port d’Anvers est devenu la première porte d’entrée de la coke en Europe.
Anvers, pas Rotterdam ? “Tout dépend des relais disponibles à un moment donné dans l’un ou l’autre port, observe notre source. Anvers est un port ouvert où transitent des milliers de conteneurs chaque jour. On sécurise tant qu’on peut, mais il est impossible d’ouvrir chaque conteneur à quai. Le port d’Anvers s’étend sur plus de 25 kilomètres sur une superficie de 129 km2.”
Le plan fédéral Stroomplan XXL, mis en place par les autorités est-il efficace ? Selon Charlotte Colman, il faudra du temps pour mettre ces mesures en œuvre. La police fédérale fait son travail, mais ses ressources sont limitées. Les effectifs affectés à la lutte contre les trafics à Anvers ont cependant été récemment revus à la hausse. Des contrôles renforcés sont prévus dans le port : la réserve fédérale de la police est désormais à pied d’œuvre aux côtés de la police fluviale qui patrouille déjà dans le port.
La Belgique, un narco-État ?
La Belgique est-elle en passe de devenir un narco-État ? “Non, je pense que ce mot ne correspond pas à la réalité belge. Les trafiquants de drogue sont traqués par nos services (police, douaniers, parquet) qui livrent un combat continu contre ces gangs.”
Certains avancent l’idée de légaliser la vente et la consommation de coke dans notre pays, pour couper l’herbe sous le pied des clans mafieux. Pour Charlotte Colman, ce n’est pas la solution. “Je ne pense pas qu’une initiative exclusivement belge puisse stopper l’importation de cocaïne qui transite par Anvers, expose l’experte. Environ 80 % de la coke est exportée et consommée ailleurs. Les tonnes de coke ne restent pas longtemps en Belgique. La drogue quitte le port et est acheminée notamment vers les Pays-Bas, avant de trouver son chemin vers le consommateur partout en Europe. Mais je suis persuadée que le combat contre la mafia de la drogue doit être mené durablement sur tous les fronts nationaux et internationaux.”
Les familles qui règnent sur la coke à Anvers
Explosions, coups de feu, enlèvements, maisons et voitures incendiées, exécutions… De sanglants règlements de compte continuent de tenir la Métropole en haleine.
Cocktails molotov, voitures et maisons incendiées, coups de feu, enlèvements, explosions de grenades, exécutions… Les actes de vengeance et autres règlements de compte liés à la “guerre de la coke” se suivent et ne se ressemblent pas à Anvers. Cela fait des années que cela dure… La liste, non exhaustive, des incidents liés au trafic de la coke en région anversoise n’épargne aucune commune : Deurne, Merksem, Borgerhout, Wilrijk, Berchem, Edegem, Hoboken, Rumst, Brasschaat, Ekeren, Borsbeek, Viersel, Schoten, Aartselaar, Zandvliet, Wommelgem…
Ces faits de violence témoignent de l’âpreté de la lutte que se livrent quelques clans actifs dans la Métropole pour le contrôle du marché lucratif de la coke.
Mais qui sont-ils ?
Une poignée de familles d’origine marocaine (la Mocro Maffia) gèrent à elles seules une bonne partie des trafics générés depuis Anvers. Elles le font généralement depuis l’étranger. Parmi ces familles, il y a le clan El B., sous la direction d’Othman El B., l’oncle de la petite fille de 11 ans mortellement touchée par une balle perdue lors d’un règlement de compte. Othman El B. a réussi à fuir la Belgique et réside à Dubaï depuis 11 ans. L’homme a débuté au bas de l’échelle et s’est enrichi comme transporteur de coke. Aujourd’hui, il règne sur un véritable empire immobilier. Son patrimoine est estimé à 100 millions d’euros.
Il y a aussi le clan des “Turtles” constitué autour de la famille El Y. dont le domicile se situe dans le district anversois de Borgerhout. On entend parler de lui une première fois en 2012, lorsqu’un criminel néerlandais (Najib B.), appartenant au clan des “Turtles”, est assassiné sur le parking d’un hôtel à Anvers. Dix ans plus tard, le 15 juillet 2022, à Deurne, une dispute éclate aux abords du domicile de Sulayman El. Y, où la famille a l’habitude de se réunir régulièrement. Au cours de la rixe, un autre criminel néerlandais (Ricardo G.), membre d’un gang des motards et dealer de cocaïne, est tué à bout portant.
On parle également de la famille S., baptisée “De Mixers”. Cinq frères marocains originaires de Berkane et résidant à Borgerhout. Plusieurs membres de la famille des Mixers ont été condamnés à des peines de prison, notamment Aziz S. (condamné à 8 ans) et ses frères Ghalid (6 ans), Abdelkader (5 ans), Karin (8 ans) et Nasreddine, alias Nadori T. (5 ans).
Enfin, il faut mentionner les “Visboeren” (”Marchands de poisson”). C’est le sobriquet donné à trois frères marocains : Mohamed A., Rachid A. et Hassan A. Arrêté et incarcéré en mai 2022, Mohamed A. importait de la coke. Son négoce de poissons servait au blanchiment d’argent provenant de la coke.
Mais le marché de la coke à Anvers n’est pas la Mocro Maffia. Il existe également une filière turque, singulièrement la famille Y. dont la plupart des membres sont originaires de Beytussebap (Anatolie), dans le sud-est de la Turquie. Le clan impressionne par le nombre de ses membres interpellés pour des faits liés au trafic de cocaïne et malversations financières. Il a fait l’objet d’une enquête judiciaire visant une centaine de ses membres (sic) et qui a duré trois ans. Le clan des Albanais et des Serbes sont, eux aussi, actifs à Anvers, même s’ils sont plus discrets.