Une souffrance qui ratisse beaucoup plus large que le trouble alimentaire: "C’est compliqué. Ces adolescentes se font beaucoup plus de mal qu’avant"
L’équipe de l’unité spécialisée de La Ramée, qui prend en charge les jeunes filles hospitalisées en psychiatrie pour anorexie, boulimie ou hyperphagie, constate que ces ados ont changé.
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- Publié le 01-06-2023 à 06h33
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Une phrase revient dans la bouche de quasi toutes les patientes atteintes de troubles des conduites alimentaires, décrit le Dr Judith Dereau : “Je n’arrive pas à trouver ma place”.
Des ados qui ont changé. Stéphane Vandenabeele, coordinateur du lycée thérapeutique de La Ramée, le constate. “Il me semble que, précédemment, les pathologies étaient plus “pures”, moins complexes. Aujourd’hui, le trouble alimentaire n’est plus un élément unique mais il y a souvent, en plus, du harcèlement, un vécu traumatique… Il s’agit d’une souffrance qui ratisse beaucoup plus large”.
Un grand paradoxe
Le docteur Dereau, responsable de l’unité TCA, dit exactement la même chose. “J’ai plutôt l’impression que l’augmentation des demandes de soins concerne moins l’'anorexie nervosa' que des troubles des conduites alimentaires moins 'typiques'. Ces demandes de soins s’inscrivent dans un contexte où les parents ne vont pas toujours bien, dont une partie a traversé un burn-out, prolonge la psychiatre infanto-juvénile. Ces jeunes filles sont extrêmement préoccupées de protéger leurs parents. Et elles n’arrivent pas à demander de l’aide.”
Il s’agit souvent d’adolescentes assez fragiles qui ont beaucoup de mal à exprimer leur souffrance. Les heures passées sur les réseaux sociaux, qui ne proposent que des corps standardisés, “Instagrammables”, n’arrangent rien. “Elles sont prises dans un grand paradoxe : vouloir trouver une place à soi tout en voulant ressembler aux autres.”
Les profs tutoient leurs élèves
Infirmière depuis 23 ans dans l’unité, Ann Zdravkov confirme. “On n’est plus dans le profil-type de la jeune fille très scolaire, venant d’un milieu plutôt aisé, très investie dans la danse, les scouts…, avec des notes de cours parfaites et des lits faits au carré”, décrit-elle.
“Avant, on devait se battre pour récupérer leurs fardes : elles se cachaient pour étudier. Cette génération-ci a plus de difficultés dans sa scolarité, même si beaucoup d’élèves réussissent”, renchérit Mélissa Piscopo, coordinatrice de l’École Escale (enseignement de type 5), présente à La Ramée. Les sessions d’examens sont aménagées, avec 4 matières maximum à passer. Ici, les profs tutoient leurs élèves et les soignants vouvoient leurs patients.
Grains de riz coupés en quatre
Les patientes actuelles ne sont plus ces ados parfaites excellant dans tout mais des jeunes avec, en plus des troubles alimentaires, de grandes difficultés sociales, d’intégration, familiales, scolaires, de maltraitance… “C’est compliqué. Elles se font beaucoup plus de mal qu’avant”, poursuit Ann Zdravkov. Elle identifie le risque que ces jeunes filles restent coincées en psychiatrie avec cette pathologie. “Leur trouble alimentaire devient leur carte d’identité : ça leur donne une place, un statut, des soins”, explique l’infirmière.
La section réservée aux adolescentes dispose de sa propre salle à manger, où les patientes sont accompagnées à table. L’objectif ? Qu’elles se nourrissent normalement à la sortie de la clinique. Qu’elles mangent des frites, des pâtes ou des gâteaux sans que cela déclenche la peur.
Dans l’intervalle, les repas à l’hôpital, en trois tables avec un encadrement différencié (matin et midi ; le midi seulement ; dîner seules), sont souvent des moments de tension : grains de riz coupés en quatre, mélanges improbables, crises de pleurs… “L’ambiance est parfois morbide, indique le Dr Dereau. Mais c’est transitoire. Pour une bonne partie des patientes, ce moment de crise va permettre des changements durables, tant individuels que relationnels, et une autonomie plus grande”.