Rone: "On est bombardés d'infos sur le fait qu'on va tous crever"

Le producteur français s’est associé au collectif La Horde pour allier ballet et musique électronique. Intense, “Room With A View” transcende le sentiment de fin du monde via le geste et la danse. Les dix représentations belges sont complètes depuis bien longtemps. Rencontre avec un phénomène.

La musique électronique ne se limite pas au clubbing, l’affirmer relèverait de la méconnaissance pure et simple du genre. Des squats aux plaines, elle s’est au contraire toujours pratiquée à peu près partout, avec ou sans assentiment des propriétaires.

En France, des précurseurs comme Jean-Michel Jarre l’ont officiellement introduite à l’opéra dès les années 70, avant de l’imposer dans des lieux inédits comme la place Tiananmen ou les Pyramides de Gizeh. Plus récemment, le producteur de techno Laurent Garnier et la danseuse Marie-Claude Pietragalla ont uni leur force pour créer un spectacle de danse contemporaine terriblement moderne et séduisant intitulé M. et Mmne Rêve (2013). Mais tous les univers ne s’y prêtent pas, et les créations transgenres aussi abouties qu’accessibles à un large public demeurent relativement rares.

Alors, quand des artistes cotés unissent leurs forces avec succès dans un projet ambitieux, on assiste pratiquement à des scènes d’émeute. Après une tournée à guichets fermés dans toute la France, Room With A View (InFiné) débarque en Belgique ce 1er février pour dix soirées, dans quatre villes différentes (Bruxelles, Louvain-la-Neuve, La Louvière et Anvers). Tout est sold out depuis des mois, et la demande est telle, que les sites de revente ou d’échange de billets explosent sous les requêtes de fans désespérés. Rone produit de la musique électronique, le collectif La Horde dirige le Ballet de Marseille. Leur création est en train de devenir un véritable phénomène.

Figure de référence et singulière de la scène musicale française (lire ci-contre), Erwan Castex arpente les salles et festivals du monde entier depuis une douzaine d’années. L’homme a un nom, un univers, un son. En 2019, le prestigieux Théâtre du Châtelet parisien lui offre donc une carte blanche. L’artiste peut faire absolument tout ce qu’il veut, alors, fatalement, ça l’angoisse un peu. “Quand j’ai vu ce théâtre magnifique dans lequel on me proposait de jouer deux semaines, j’ai très vite compris la responsabilité qui allait avec” nous explique-t-il de passage à Bruxelles. “Je ne pouvais pas donner un concert comme je le fais d’habitude. Le cadre et l’aspect théâtral me donnaient envie d’aller plus loin, de raconter quelque chose”.

Erwan n’en est pas à son coup d’essai. En 2017, il s’est fait la main en proposant un concert inédit à la Philharmonie de Paris. Deux ans plus tard, il enregistrait une pièce électro-classique avec un orchestre de 85 musiciens, et il vient encore de donner un concert avec l’orchestre national de Lyon, dirigé par notre Dirk Brossé national (Brussels Philharmonic). Mais, avec La Horde, il ouvre une nouvelle porte.

Reste à trouver un sujet. L’artiste a une éminence grise, un maître à penser : l’écrivain d’anticipation et de science-fiction Alain Damasio, dont les écrits dystopiques résonnent en lui depuis des années. “En réfléchissant au projet, j’ai repensé au discours d’Alain, qui estime que l’art a le devoir de dire les choses différemment. La musique, la danse et toutes les autres formes artistiquement touchent directement à l’affect, ils impactent les gens. Des sujets de fond comme l’écologie ou le mal-être prennent une tout autre dimension. C’est ce que je voulais faire ici, et La Horde – qui dirige le Ballet de Marseille depuis 2019 – s’est naturellement imposée, parce que je savais que ce collectif avait une dimension politique très forte, un parti pris assez radical”.

Le collectif et ses vingt danseurs rejoignent le projet. Tout ce petit monde se réunit autour d’une table, et tombe assez rapidement d’accord sur un thème : l’effondrement. “Comment passer à côté ?” se demande Erwan Castex. “On est sans cesse bombardés d’informations sur la fin du monde, la collapsologie, le fait qu’on va tous crever. C’est extrêmement anxiogène, parce qu’on est tiraillés entre l’envie qu’on nous foute la paix et la sensation de ne pas en faire assez”. “En tant qu’artiste” poursuit-il “je me suis demandé : “est-ce que je continue à faire de la musique instrumentale joyeuse et dansante comme si tout allait bien ? Ou est-ce que j’essaie, en prime, d’aborder cette question sans prétendre y apporter de réponse et de solution ?”

La deuxième option l’a emporté. La Horde explore les facettes et angoisses les plus sombres d’une jeunesse désabusée. Rone demeure un rêveur aux sonorités rassurantes, qui n’a aucune envie de plomber l’assistance. “Je savais que La Horde allait proposer de la noirceur et moi de la lumière” poursuit-il. “Alors je leur ai tout de suite demandé “Comment veut-on que les gens sortent du spectacle ?” Je voulais éviter que les gens finissent écrasés, plus anxieux encore que lorsqu’ils sont arrivés, mais galvanisés, le torse bombé, l’envie d’en découdre. J’aime les œuvres dures qui plongent dans les bas fonds, mais qui finissent à un moment ou l’autre par vous encourager”.

Le thème et la modernité de la démarche avaient relativement peu de chance de manquer leur cible. Mais l’engouement provoqué par cette création de 70 minutes, est assez inouï. “Il s’est passé un truc” reconnaît Rone. “On a touché quelque chose. Les danseurs sont très jeunes, ils représentent une jeunesse révoltée et un peu perdue. Je pense que beaucoup de jeunes s’y retrouvent et découvrent la danse contemporaine par la même occasion. Mais on voit aussi des parents ou des grands-parents qui ont l’impression de mieux comprendre ce ressenti. Je suis toujours aussi surpris de voir le nombre de gens qui pleurent durant le spectacle. Et pas uniquement dans la salle d’ailleurs. Je me suis rendu compte que je versais régulièrement des larmes et les danseurs aussi. On se retrouve là, sur scène, avec les yeux tout rouges” (rires).

Un timide maladif devenu Chevalier

De l’aveu même du principal intéressé : “Ce n’était pas gagné au départ”. Ses premières compositions, le Parisien d’origine bretonne les sort à 28 ans. Avant cela, “il y a eu toute une vie où j’étais complètement perdu. J’étais déjà rêveur au lycée, complètement dans la lune, et c’était combiné à une timidité maladive. J’avais du mal à m’exprimer, je bégayais un peu. Quand je suis sorti de l’école, j’étais persuadé que j’allais devenir clochard”.

Son tout premier album, en réalité, Erwan le compose à l’adolescence, pour une fille dont il est amoureux, parce qu’il est “incapable de lui dire quoique ce soit”. À l’heure de boucler cet article, elle n’avait pas encore répondu.

D’autres, par contre, ont donné suite à ses approches. La liste des collaborations de Rone est séduisante. Citons par exemple Etienne Daho, Jean-Michel Jarre, Flavien Berger, Michel Gondry, Bryce Dessner (The National) ou encore Bachar Mar Khalifé. Y a-t-il un point commun à toutes ces rencontres ? “Oui, à chaque fois, ça commence par un petit malaise” s’amuse Rone “Il faut trouver un langage commun”. Puis Erwan se met aux platines et c’est une autre histoire. Comme ces vieux bluesmen qu’on amène sur scène en chaise roulante en se demandant s’ils vont passer à trépas, avant de retourner la salle, une fois leur guitare à la main.

À 42 ans, Erwan Castex a fait du chemin. Il est loin, désormais, le temps où il “composait tout seul dans sa petite chambre de bonne”. Mais le producteur reste timide, accessible, la tête enfoncée dans son grand pull à capuche noir. Si vous lui envoyez un message sur Facebook, il risque encore bien de vous répondre. “Je me soigne un peu (rires), mais quand quelqu’un me propose de collaborer, je me sens obligé de lui répondre, parce que la démarche me touche”.

Quatre albums studio ont précédé Room With A View, mais son œuvre lorgne également et depuis des années, vers le grand écran. Tout naturel, pour quelqu’un qui a étudié le cinéma à La Sorbonne. “Je ne sais pas pourquoi je me suis inscrit là à l’époque” nous explique-t-il. “C’était une espèce de planque et, en même temps, ça me plaisait bien. Je n’ai jamais tenu une caméra entre mes mains mais j’ai passé beaucoup de temps à regarder et commenter des films” (rires). Quand Jacques Audiard l’appelle en 2021 pour réaliser la bande originale de son dernier film - Les Olympiades Erwan saute à pieds joints. “Le lendemain, j’étais dans une salle de projo à côté de lui. C’était incroyable, parce que c’est l’un de mes réalisateurs français préférés, notamment pour son travail sur le son”.

Depuis 2017, consécration oblige, ne l’appelez plus Erwan, mais “Chevalier Rone”. Bien qu’il ne soit jamais allé chercher sa médaille, le producteur a officiellement été honoré par les autorités françaises pour son apport aux Arts et aux Lettres. On ne sait pas si c’est lié, mais, depuis, il a quitté Paris pour la Bretagne. Avec du recul, c’était prévisible. “Je me rends compte que j’ai écrit plein de morceaux sur ce thème, comme “Quitter la ville” ou “Bye Bye Macadam” s’amuse-t-il. “Je crois que je savais depuis longtemps que j’avais besoin de quitter Paris sans oser me lancer”.

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...