Young Fathers, les nouveaux rois d'Écosse
Le trio basé à Édimbourg revient en force avec “Heavy Heavy”. Fabuleux, cet album réinvente la soul avec un esprit punk. Comme le dit le réalisateur Danny Boyle, le son de l’Écosse , c’est eux.
- Publié le 03-02-2023 à 17h54
- Mis à jour le 08-02-2023 à 10h57
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Les plus de quarante ans se souviendront de la déflagration provoquée par Trainspotting lors de sa sortie au cinéma en 1996. Les mêmes repenseront instantanément à la bande originale supersonique qui accompagnait le film de Danny Boyle, sur laquelle se croisaient Iggy Pop, Lou Reed, Brian Eno, Pulp et bien évidemment Underworld. Vingt ans plus tard, à la surprise générale, le réalisateur britannique remettait le couvert et donnait une suite aux aventures de Mark, Spud, Sick Boy et autres toxicomanes d’Edimbourg.
Baptisée T2, cette curieuse mais honorable initiative avait, notamment, pour mission de se trouver une nouvelle bande-son. Pas évident vu les artistes convoqués deux décennies plus tôt et leur impact sur toute une génération. Mais Danny eut un coup génie : s’en remettre principalement à la bouillonnante scène locale et tout miser sur un groupe indie : Young Fathers.
“C’est vraiment un chouette type, Danny” lance joyeusement Alloysious Massaquoi par téléphone depuis Édimbourg. “Il a sélectionné sept de nos titres, mais je pense que s’il avait pu, il aurait tout pris.” (rires) Amis depuis l’adolescence, Alloysious Massaquoi, Kayus Bankole et Graham Hastings ne partagent pas grand-chose avec les personnages de Trainspotting. “Effectivement, mais l’idée de Danny Boyle était justement de dire “les personnages ont vieilli, ils vivent dans une ville qui change, un monde qui change. Aujourd’hui, le son d’Édimbourg, c’est ça”. Et il a fait de notre musique la pulsation de son film”.
À l’époque, les Young Fathers viennent de publier un troisième album, Cocoa Sugar (2016). Quinze ans plus tôt, à peine adolescents, ils se croisaient dans une soirée rap organisée pour les moins de seize ans dans un club de la ville. Entre ces deux périodes clé, rien ou presque n’a changé. Plus qu’un groupe, Alloysious, Kayus et Graham forment une entité, la fusion de trois plumes, trois styles et trois voix, donnant au trio un son et une personnalité totalement inédits.
Dès 2013, leur second EP (Tape 2) est élu meilleur album écossais de l’année. Quelques mois plus tard, leur premier long format (DEAD, 2014) remporte le très prestigieux Mercury Prize britannique, et son successeur (White Men Are Black Men Too, 2015) maintient sans problème ce très haut niveau de qualité. Mais ce Heavy Heavy ★★★★ (Pias, sorti vendredi) est leur chef-d’œuvre.
En empruntant autant à la soul, au gospel et aux traditions africaines, qu’à la musique électronique et au rap, leur style est tout bonnement indéfinissable. “Je comprends tout à fait que les gens aient envie de cerner, de comprendre” nous répond Alloysious Massaquoi “mais, en tant qu’artistes, on ne veut pas vous expliquer les choses, on veut que vous les ressentiez”.
L’esprit est punk, la démarche libre. Tous trois écrivent, chantent et proposent communément leurs idées. Hastings se charge de la musique et de la production. “On croit à la spontanéité” poursuit Alloysious Massaquoi. “Quand on entre en studio, on ne se parle pas beaucoup. Pas besoin de mots ou d’explications, on a un boulot à terminer : créer quelque chose que nous n’avions jamais entendu par le passé. Tout le matériel est là, allumé, et on enregistre absolument tout. Ça donne un incroyable sentiment de liberté. Tu essayes certaines choses, tu fais confiance aux autres pour ce que tu ne sais pas faire toi-même, et tout ça crée une sorte de grand schéma. Tu sais qu’il va se passer quelque chose avant la fin de la journée, mais tu n’as aucune idée de la façon dont ça va sonner”.
Vu le débit de paroles et de pensées de notre interlocuteur, on imagine bien les trois artistes survoltés arriver avec deux millions d’idées, assemblées et retravaillées. Sur Cocoa Sugar, les Young Fathers s’étaient imposé un cadre pour sonner “plus normal”. Force est de constater que ça n’a pas marché. Alors, cette fois, ils ont posé “des couches et des couches et des couches” de sons, textes et samples.
Le résultat est dense, chargé, mais dégage une énergie brute absolument inouïe qui s’apparente à une petite claque du revers de la main. L’auditeur n’a pas trop le choix et plonge dans cette sorte de transe artistique collective vécue le groupe lors des sessions d’enregistrement.
“I Saw” est un brûlot puissant et rock’n’roll. “Drum” est choral, “Tell Somebody” d’une soufflante beauté gospel, et “Shoot Me Down” s’approche d’un délire trip hop halluciné, que ne renierait pas Massive Attack dont les Young Fathers assurent régulièrement la première partie.
Tant d’influences se mêlent que l’on pourrait s’y perdre, mais une étonnante harmonie se dégage de ce “chaos sous contrôle”. Alloysious Massaquoi est né et a vécu au Liberia, Kayus Bankole est d’origine nigériane, chacun arrive avec sa sensibilité et ses sources d’inspiration.
“Je pense que cette fois-ci, en particulier, le côté collectif s’est renforcé” précise Alloysious. “C’est sans doute lié à ce qui traînait dans l’air, littéralement. Avec le Covid, le Brexit, on a vu les gens se replier sur eux-mêmes, penser individuellement et non en termes de communauté. Pour moi, ces morceaux expriment une forme de rébellion. Le groupe n’est pas politique au sens strict, parce que ça ne mènerait nulle part. Mais, pour moi, la meilleure façon de s’exprimer contre tout cela, c’est la musique, la culture, l’art”. Petit conseil : ne les manquez pas au Trix (Anvers) le mercredi 22 février. Cet univers-là se vit encore davantage sur scène.
“Des mots choisis aléatoirement expriment parfois des choses plus puissantes”
Bon courage aux esprits rationnels qui chercheraient à comprendre et décortiquer scientifiquement les textes. Mots, langues et idées se mêlent souvent sans cohérence apparente. Au-delà du terme, c’est le son et l’esprit qui sont importants, comme l’explique Alloysious Massaquoi.
Comment avez-vous conçu vos textes ?
Nous avons commencé quand nous étions encore enfants. Alors on a déjà essayé tous les trucs du genre “Tous les morceaux doivent avoir un sens” ou “écris sur base de tes propres expériences”. Puis on a décidé de changer les règles, d’assembler des mots choisis aléatoirement. Parfois, c’est tout aussi, voire bien plus puissant, que d’exprimer directement quelque chose qui te tient à cœur depuis quinze ans. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de dire les choses, il n’y a pas de règles. On fait ce qu’on veut et instinctivement, on sent ce que va donner le morceau. Ce qui est important, c’est d’être sincère, de s’abandonner totalement. Des mots qui ne voudraient rien dire peuvent parler à beaucoup de monde s’ils sont assemblés dans un espace porteur de sens et de profondeur.
Outre les références bibliques, une dimension spirituelle, universelle, se dégage de tout ce que vous créez, le son comme les textes…
Il y a certaines choses que vous ne pouvez pas exprimer avec des mots. Parfois, vous voyez ou ressentez quelque chose et vous savez exactement de quoi il s’agit mais vous êtes incapable de le nommer. Comment fait-on dans ce cas-là ? Comment partager certaines émotions ? La langue anglaise est beaucoup moins riche et expressive que nombre d’autres langues. Ma mère, par exemple, femme d’Afrique de l’Ouest, revient au langage dans lequel elle a été élevée lorsqu’elle se met en colère. Elle n’utilise pas l’anglais parce que ça ne lui permet pas d’exprimer ce qu’elle ressent. C’est ce que nous avons voulu faire avec un morceau comme “I saw”. Vous n’êtes pas obligé de connaître les paroles, de le chanter parfaitement : l’émotion et l’énergie du morceau suffisent.
Vous plongez dans vos racines africaines ?
C’est la source de tout ai-je envie de dire. La source de toute musique. Qu’il s’agisse de l’Afrique ou du “Deep South” du Mississippi, on revient toujours aux racines. Pour les rythmes, la danse, les percussions. Tout cela est toujours lié à une forme de célébration dans laquelle nous nous retrouvons tous.
Vous revenez souvent sur la volonté de créer quelque chose de neuf, mais, quand on écoute votre discographie, l’ADN du groupe est très clair et omniprésent. Cela vous préoccupe ?
Je pense que c’est une force. Avoir un ADN renvoie à quelque chose de solide, profond. Nous sommes trois personnes très différentes. Nous ne sommes pas toujours d’accord. Il y a des disputes, des affrontements, mais on est tous liés par le fait de vouloir créer quelque chose d’unique. C’est assez addictif en fait, lorsque vous savez qu’ensemble, vous pouvez faire quelque chose d’incroyable.