"Quand j’ai vu mes propres pairs me traiter comme ils le faisaient, ça a été un choc"
Le procès en appel du scandale du Mediator s'est ouvert en janvier. La lanceuse d’alerte Irène Frachon publie une BD sur l’affaire. À destination des citoyens et de ses confrères.
Publié le 04-02-2023 à 11h45 - Mis à jour le 08-02-2023 à 11h10
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“Je serai peut-être 'dérangée' par des patients”, avait prévenu Irène Frachon, dès le début de l’interview. Ça n’a pas loupé. Pendant une heure et demie, dans son bureau de l’hôpital de Brest, les notifications d’Outlook et de son portable n’ont cessé de résonner. “C’est toute la complexité de mon job depuis 15 ans. Je vais prendre une retraite progressive à partir d’avril… C’est indispensable en fait. Sinon, on devient fou”, explique-t-elle d’une voix éraillée, les deux pupilles en alerte rivées sur ses mails, émanant de ses patients, de ses collègues et des victimes du Mediator. “C’est tout le temps. Je suis des milliers de dossiers d’indemnisation.”
L’an passé, la pneumologue bretonne a quand même trouvé le temps de bûcher sur Mediator, un crime chimiquement pur (Delcourt), une BD qui vient d’être publiée racontant, avec Eric Giacometti (journaliste, scénariste de Largo Winch) et François Duprat (illustrations), l’histoire de ce scandale sanitaire. Le but : que l’affaire du Mediator reste ancrée dans les mémoires.
Après votre livre, un film ("La Fille de Brest" d’Emmanuelle Bercot), pourquoi avoir choisi de publier cette BD ?
Ça part de moi. Je connais Eric Giacometti. En tant que journaliste, il avait cherché, de son côté, à faire éclater le scandale de l’Isoméride (un autre coupe-faim commercialisé par les laboratoires Servier entre 1985 et 1997 responsable de valvulopathies, NdlR). Eric a, ensuite, suivi l’affaire du Mediator de loin et a halluciné que Servier ait osé récidiver. Il m’a un peu aidé et je l’ai rencontré en 2011. Depuis, on ne s’est pas perdus de vue. Mon mari et mes enfants lisent Largo Winch. Je l’ai appelé pour lui dire qu’il fallait qu’on publie une BD sur l’affaire, il m’a rappelé quelques jours après, car il n’a toujours pas avalé la pilule. Je trouve que le dessin de François Duprat dit beaucoup de choses.
Une autre BD bretonne a fait beaucoup parler : "Algues vertes, l'histoire interdite" de la journaliste Inès Léraud (Relire son interview ici) vendue à près de 150 000 exemplaires et publiée également chez Delcourt en 2019. Une inspiration ?
Oui, j’y ai pensé. Ces BD sont faites pour durer. J’espère que ce livre va faire du bruit aujourd’hui, mais qu’il servira aussi d’outil d’enseignement par après. Cette BD, elle est pour les étudiants, les citoyens et mes pairs. J’ose espérer que certains la liront. Car, quand on l’a lue, on commence à trouver compliqué de dealer avec Servier. Récemment, je suis tombée sur un colloque organisé pour tirer les leçons du Covid. Avec les plus grands scientifiques qui ont œuvré pour promouvoir les vaccins. J’ai reçu l’invitation sur laquelle figurait le logo de l’institut Servier… L’alliance de la vertu scientifique avec des malfrats. Moi, pendant le Covid, j’ai dû intervenir en faveur des vaccins pour dire aux gens : “Ce n’est pas un Mediator, il faut se vacciner”. C’est épuisant.
Dans la BD, vous évoquez le fait qu’on vous prenne “pour une plouc”, selon vous, à Paris et notamment à l’agence du médicament parce que vous veniez de province. Sauf que vous êtes d’origine parisienne…
J’ai senti ce mépris de classe vis-à-vis de la province mais aussi, rétrospectivement, du mépris parce que j’étais une femme non-professeure. Ça m’a fait rire, car je viens de leur sérail, je les connais. Je viens du système hospitalo-universitaire parisianiste. Ce système qui fonctionne en vase clos, qui méprise souverainement le reste du monde. J’ai été élevée là-dedans, j’étais dans l’admiration de ces grands mandarins. Quand j’ai vu mes propres pairs me traiter comme ils le faisaient, ça a été un choc. Face à ces élites qui me prenaient de haut, j’ai tout à coup réalisé le mépris de classe. Ça m’a galvanisée. Je ne veux pas être populiste, mais cet entre-soi creuse une fracture avec le citoyen ordinaire. D’où cette défiance et le complotisme… Ce monde scientifique, plutôt que de donner des leçons à ces “crétins de citoyens”, qui devraient croire à ce qu’ils disent et leur faire confiance, ferait mieux de se remettre en cause. De se demander pourquoi notre parole est complètement décrédibilisée.
Étiez-vous préparée aux éventuels conflits d’intérêts qui peuvent toucher votre profession ?
J’étais naïve, je pensais que la vocation médicale était une vocation pure. Je n’avais pas du tout été préparée à cela… Ma patronne de l’époque, Isabelle Caubarrere, pneumologue, refusait qu’on rencontre les représentants de l’industrie pharmaceutique. En fait, je n’avais pas compris à quel point c’était rare et atypique de ne pas le faire. Quand je suis arrivée à Brest, les visiteurs médicaux étaient partout. Ce sont des représentants de commerce, certains sont très sympas, mais il ne faut pas les recevoir. Je ne leur reproche pas de faire leur métier, ni à l’industrie de déployer des techniques de marketing. Je reproche plus aux médecins de se laisser influencer par ces démarcheurs commerciaux. Je suis plus énervée par les corrompus que par les corrupteurs. J’enseigne en troisième année de médecine, ici, pour parler des conflits d’intérêts. Pour les alerter. Il y a un phénomène qui s’appelle l’illusion de l’unique invulnérabilité. Quand on demande à un médecin ces deux questions : est-ce que les délégués et visiteurs médicaux ont une influence sur votre prescription ? La majorité répond “aucune”. Est-ce qu’ils ont une influence sur les autres médecins ? La majorité dit “beaucoup”. Je voudrais que les étudiants en médecine, en pharmacie, soient inondés par cette BD. C’est une entreprise de longue haleine.

Vous revenez en détail sur l’histoire d’un autre médicament : l’Isoméride. Vous aviez suivi cette affaire lors de votre internat. Sans cela, vous n’auriez pas pu établir de liens entre le Mediator et les effets secondaires de vos patients ?
En 1990, j’étais à l’hôpital de Clamart, j’avais 27 ans. Je pense que, sans cela, le Mediator serait toujours commercialisé aujourd’hui. Car je suis pneumologue, c’est un antidiabétique, j’ai une dame, Joëlle, qui vient consulter pour de l’hypertension artérielle pulmonaire et qui prend beaucoup de médicaments, dont du Mediator commercialisé depuis 30 ans. Comment voulez-vous que je tique ? Je n’ai aucune raison de tiquer sur le Mediator. Zéro. Le premier indice n’existe que parce qu’il y a au fer rouge cette affaire de l’Isoméride. C’est le crime originel impuni. Cette affaire est fondamentale. Ce mois-ci, j’ai reçu un courrier d’un vieux monsieur. Sa fille est morte à 27 ans en 90 dans le service où j’étais interne. Annick, c’est l’ombre qui me hante. La dernière phrase du monsieur, c’est “ne lâchez rien”. Je suis comme tous ces gens obsédés par les crimes de masse en fait. À 27 ans, mon empathie a été fortement impactée par l’affaire de l’Isoméride. Ce drame vécu par ces gens, leurs proches, c’est resté vif. J’ai gardé le sentiment que cette injustice hantait des familles. C’est quelque chose que je n’ai jamais éliminé de mon champ de vision. Le deuil n’est pas fait, car c’est une injustice. Ces gens ont été empoisonnés, les victimes continuent de mourir.
Le procès en appel a débuté. Vous serez témoin durant l’audience. Qu’attendez-vous de ce jugement ?
Les peines n’ont pas du tout suivi ce qui avait été réclamé par le parquet. L’enjeu de l’appel, c’est clairement ça. Servier a commercialisé un produit qui s’appelle la norfenfluramine dans les années 60, qui est déclinée en trois médicaments (Ponderal, Isoméride, Mediator). Très rapidement, on s’aperçoit que la norfenfluramine est un poison mortel, en plus d’être anorexigène. Servier va tout faire pour nier sa dangerosité, c’est le combat de l’Isoméride, du Ponderal. Puis, il va tout faire pour dissimuler sa présence, c’est le Mediator. C’est une tromperie à deux balles qui dure depuis soixante ans. Et puis, il y a le fait de présenter frauduleusement ce coupe-faim comme antidiabétique pour être remboursé par la sécurité sociale, ça, c’est l’escroquerie. Je le dis dans la BD, les études disant que c’est un coupe-faim ont été planquées.
Vous avez refusé la Légion d’honneur… Pourquoi ?
Je la respecte. Mon mari, mes grands-pères ont eu la Légion d’honneur. Je l’ai refusée, car je m’aperçois que ce que je suis amenée à combattre, c’est la course au pouvoir, à l’argent, et aux honneurs. Je ne touche pas de droits d’auteur (ils seront versés à la revue Prescrire, NdlR) et ne serai pas décorée de la Légion d’honneur. C’est une question de paris, Jacques Servier est mort Grand-croix de la Légion d’honneur et elle est distribuée à d’anciens cadres de l’entreprise. C’est une honte. À la fin de la BD, on lance d’ailleurs une pétition pour changer la réglementation et faire en sorte qu’elle soit retirée à Jacques Servier.
"Mediator, un crime chimiquement pur" - Bande dessinée de François Duprat, Giacometti et Irène Frachon - Editions Delcourt - 200 pp., 20 €

C’est quoi le Mediator ?
C’est le nom d’un médicament coupe-faim mis sur le marché par le laboratoire Servier entre 1976 et 2009. Il a été prescrit à cinq millions de personnes. La prise du Mediator, notamment prescrit aux personnes diabétiques, causait des lésions des valves cardiaques (valvulopathies) et de l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Ce qui aurait entraîné entre 500 et 1300 décès. Irène Frachon et d’autres ont alerté le laboratoire Servier et l’agence française du médicament de sa dangerosité. Le 29 mars 2021, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu coupable en première instance Servier de tromperie aggravée, homicides et blessures involontaires. Mais pas d’escroquerie ni d’obtention indue d’autorisation de mise sur le marché. Le parquet de Paris a fait appel de la relaxe partielle. Le procès s’est ouvert le 9 janvier et devrait durer 6 mois. 7653 personnes se sont constituées parties civiles. Irène Frachon y interviendra en tant que témoin.