Quand l’homme triste chante la femme triste
Créé à Nancy, le premier opéra mis en scène par le Portugais Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du festival d’Avignon, propose une étonnante relecture de “Tristan und Isolde” de Wagner.
Publié le 12-02-2023 à 15h23 - Mis à jour le 12-02-2023 à 15h44
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“Cet endroit est une archive de mondes imaginaires. […] Dans ce monde-là, la seule façon de communiquer, la seule façon d’aimer, c’est de chanter en allemand aux sons de la plus belle musique.” Les premiers pas de Tiago Rodrigues dans le monde de l’opéra marqueront les mémoires : le metteur en scène portugais, nouveau directeur du Festival d’Avignon, n’a pas choisi la voie la plus facile en décidant d’emblée de se confronter à ce monument qu’est le Tristan und Isolde de Wagner. Et, au risque de choquer certains puristes, dans une démarche de réécriture qui n’est jamais trahison, mais mêle poésie, danse et accessibilité.
Une réécriture au sens strict
Réécriture non pas au sens figuré, mais au propre. Les personnages portent des costumes intemporels, mais qui leur confèrent ce qu’il faut de noblesse et de romantisme. Et les décors, pour surprenants qu’ils soient au premier coup d’œil, ne sont pas absurdes pour un opéra dont les fondements sont si profondément liés à la littérature européenne et où le verbe est plus important que l’action : une immense bibliothèque construite en demi-cercle sur trois niveaux, qui se garnira de plantes et de lierres au deuxième acte (le jardin) et qui, au troisième, ne sera plus que rayonnages vides, tous les écrits étant réunis en un tas désordonné sur lequel gît Tristan, blessé.
En réalité, cette bibliothèque ne contient pas de livres, mais des panneaux. Des centaines de rectangles allongés portant trois ou quatre mots : des panneaux qui, plus didascalies que phylactères, racontent l’histoire qui est en train de se passer sous nos yeux. C’est la réécriture de l’histoire par Rodrigues, une narration décalée dans un souci de simplification qui frise parfois la naïveté, voire le pléonasme, mais permet aussi des moments d’humour. Il n’y a plus de prénoms, mais l’homme triste et la femme triste (Tristan et Isolde), l’ami de l’homme triste et l’amie de la femme triste (Kurwenal et Brangäne), l’homme puissant (Marke) et l’homme ambitieux (Melot). On retiendra, au troisième acte, ce joli commentaire : “Les personnes tristes ont besoin de beaucoup de musique Elles ont besoin d’un orchestre D’énormément de mots chantés en allemand pendant des heures Rien que pour dire L’amour L’amour impossible.”

Un couple de danseurs sur scène
Tout au long des quatre heures de musique, ces panneaux seront dévoilés, brandis ou susurrés par un formidable couple de danseurs chorégraphes (Sofia Dias et Vitor Roriz, habitués des spectacles de Rodrigues) qui sont qualifiés ici de traducteurs. Leur seul moment de danse pure est une chorégraphie pudique et bouleversante sur le prélude, mais leur présence silencieuse sur scène pour le reste de la soirée est un trésor de grâce et d’inventivité. Même si, et c’est le seul moment où ils dérangent vraiment, on aurait préféré qu’ils laissent mourir Isolde en paix au final, plutôt que de la noyer d’ultimes commentaires.
Parfois aussi, les panneaux sont mis dans les mains des solistes et deviennent alors accessoires – l’épée, ou le philtre d’amour remplaçant le philtre de mort. Et s’il y a aussi des surtitres au-dessus de la scène, on y lit le contenu de ces métarécits du metteur en scène et non la traduction du poème chanté de Wagner.
Directeur d’acteur expérimenté, Rodrigues n’oublie pas pour autant de donner aux solistes les attitudes justes et les mouvements qui disent l’action. Dans la fosse, Leo Hussain dirige avec un beau mélange d’énergie et de poésie un orchestre de l’Opéra national de Lorraine qui trahit parfois certains désordres, mais relève le défi avec panache.
La distribution est dominée par la superbe Brangäne de la mezzo française Aude Estremo, le vaillant et touchant Tristan du ténor australien Samuel Sakker et le Marke imposant de la basse coréenne Jongmin Park. Le baryton américain Scott Hendricks est un Kurwenal expérimenté, mais qui force parfois le trait. Tandis que, dans le rôle d’Isolde, Dorothea Röschmann, surtout connue comme soprano mozartienne, révèle de très belles couleurs et un sens affûté du mot, mais trahit aussi des faiblesses de projection et de précision quand il faut gagner en puissance ou franchir de larges intervalles.

- Au Théâtre de Caen du 31 mars au 2 avril, puis à l’Opéra de Lille en 2024.