Opéras d’aujourd’hui, public de demain ?
Le OFF d’Amsterdam confirme avec brio l’importance de renouveler répertoire et spectateurs.
Publié le 12-03-2023 à 14h45
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Un des enjeux évidents de l’opéra aujourd’hui est la question du répertoire : peut-on se contenter de répéter à l’envi les mêmes titres, avec comme seule variable d’ajustement les fantasmes des metteurs en scène qui transposent l’action là où cela n’a jamais été fait ? Les maisons lyriques les plus dynamiques ont perçu l’enjeu, et veillent, dans leurs saisons, à réserver une place, même modeste, à la création contemporaine. Le NO&B (Nationale Opera&Ballet) d’Amsterdam va plus loin, organisant chaque printemps un festival entièrement dédié à l’opéra contemporain, avec plusieurs spectacles professionnels et une série d’animations, concerts, débats et productions d’étudiants : c’est le OFF, acronyme qui évoque à la fois l’idée d’avancer (Opera Forward Festival) et une forme de marginalité par rapport aux institutions établies.
Marginalité mais entrisme, car, ici, c’est bien dans le temple de l’opéra traditionnel que se passe l’essentiel des activités. Il faut imaginer les grands escaliers et les coursives du Muziektheater avec des éclairages tamisés ici et flashy là, un personnel de salle rajeuni, des bars supplémentaires vendant des bières artisanales et, surtout, peuplés d’une majorité de jeunes. Pour toutes les productions du festival, les jeunes – au sens large : moins de 36 ans – peuvent en effet acheter des billets au prix réduit de 20 €. Les sept fois 1700 places des sept représentations de la création d’Animal Farm ont ainsi été vendues avant même la première. Moins de recettes de billetterie qu’avec une tarification ordinaire peut-être mais, à l’évidence, un investissement sur l’avenir : ceux qui sont venus voir cette adaptation lyrique du roman d’Orwell reviendront plus facilement découvrir une autre création, mais aussi un Verdi, un Mozart ou un Wagner.
Dans un abattoir
Né quatre jours après la mort de Prokofiev (et donc de Staline, il est le premier à en rire), Alexander Raskatov avait déjà attiré l’attention avec ses opéras Cœur de chien (d’après Boulgakov) et GerMANIA (d’après Heiner Müller). Basée sur un livret en anglais réalisé avec le dramaturge Ian Burton, son adaptation du roman d’Orwell est un extraordinaire kaléidoscope d’évocations et de références, polytonal et polyrythmique, virtuose dans son écriture et dans son interprétation, tant pour les instrumentistes que pour les chanteurs, les quinze (!) solistes et les chœurs. Dirigé avec une impressionnante maîtrise par Bassem Akiki, l’orchestre comprend, outre les forces habituelles, six percussionnistes, un piano, un célesta (qui distille quelques rares moments de grâce), un cymbalum, deux saxophones, une basse et une guitare électrique. De quoi, en deux heures de musique, raconter sans le moindre temps mort comment le rêve de liberté et d’égalité peut se transformer en totalitarisme – Raskatov rappelle qu’Animal Farm ne fut jamais disponible en URSS. Damiano Michieletto met en scène cette implacable folie avec une efficacité égale à celle du compositeur, son idée de transposer l’action dans un abattoir rendant la fable plus cruelle encore.

Aussi sobre qu’Animal Farm est foisonnant, Perle Noire, Méditations for Joséphine est une bouleversante évocation de Joséphine Baker. Egalement donné dans la grande salle, l’œuvre du batteur jazz et compositeur américain Tyshawn Sorey interroge d’abord, par sa simplicité, les limites de la forme opéra : une chanteuse seule (extraordinaire Julia Bullock qui joue, chante et danse), un décor rudimentaire (un podium, un grand escalier façon revue) mais subtilement éclairé, un petit ensemble qui entoure la chanteuse et une mise en scène discrète mais extrêmement précise et juste signée Peter Sellars. Mêlant écritures classique, jazz, rock, blues variété, la partition de Sorey procède d’un minimalisme subtil, où chaque musicien (saxophone, basson, flûte, violon, guitare électrique, et le compositeur lui-même qui alterne entre batterie et piano) explore toutes les virtualités de son instrument, du mélodique au percussif. Le texte de Claudia Rankine, qui se mêle aux chansons originales de Joséphine Baker, résonne avec l’actualité du Black lives matter, au point de parler plus encore des États-Unis d’aujourd’hui que de la France de Joséphine Baker.
Amsterdam, jusqu’au 14 mars ; www.dno.nl