Adopté, Alexandre, 20 ans, met fin à ses jours
Dans “Il vient d’ailleurs”, Christine Eickmayer raconte le parcours difficile du fils qu’elle a adopté. Les ravages de l'adoption et le témoignage poignant d’une mère désenfantée.
Publié le 16-03-2023 à 10h03 - Mis à jour le 16-03-2023 à 18h42
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Il est puissant le rêve d'adoption. Mais le chemin est souvent semé d'embûches, comme on le lira dans Il vient d'ailleurs de Christine Eickmayer, témoignage poignant d'une mère désenfantée. Jadis libraire à Tournai, l'autrice y parle certes de l'adoption, mais raconte surtout sa longue et difficile histoire d'amour avec un petit garçon qui ne se remettra jamais de son syndrome d'abandon et qui, après vingt ans d'essais et tâtonnements, finira par mettre fin à ses jours. Depuis que son livre est sorti, elle reçoit de nombreuses réactions et ne s'attendait pas à un tel accueil. Elle n'hésite pas à venir de Tournai à Bruxelles pour prendre le temps d'en parler, tout le temps nécessaire. On sent d'emblée combien l'écriture l'a sauvée.
"Avec le recul, ma démarche aurait été différente, car l'adoption ne peut pas être un pis-aller, quand on ne peut pas avoir d'enfant". Lorsque Christine Eickmayer, la petite quarantaine, apprend qu'un enfant les attend, son mari et elle, en Colombie, elle sait que sa vie bascule. Mais elle est à mille lieues d'imaginer dans quel sens. Dès le début, la rencontre avec Daniel-Alexandre - il portera d'abord les deux prénoms - se révèle difficile. L'enfant est agité, crie, refuse le contact.
Un enfant terrorisé
"On voulait un enfant en bonne santé et qui soit le plus petit possible, mais Alexandre avait déjà 4,5 ans. La première rencontre est difficile. On est dans un couloir administratif, comme dans un hôpital. L'enfant est terrorisé, fermé, méfiant. L'histoire est mal emmanchée dès le départ. L'enfant n'est pas préparé. Il est très attaché à sa mammy d'accueil. Il crie et pleure tout le temps. Moi, cela m'agresse. Je suis une maman débutante. Dès qu'on le quitte des yeux, il s'enfuit. Finalement, au bout de quinze jours, on revient de Bogota avec un enfant belge."
Arrivé en Belgique, Alexandre s'adapte à la culture européenne et apprend très vite à parler le français, avec un bon niveau de vocabulaire mais il se perd dans l'abstraction. Ses crises se poursuivent. "Medellin est la ville de l'éternel printemps. Notre climat doit le désarçonner. Par ailleurs, il ne sait pas tenir un crayon, ne reconnaît pas les couleurs, ne sait pas rester assis. Il devient vite agressif envers les autres, ne parvient pas à être en lien, à s'inscrire dans un groupe. Il essayera plusieurs activités mais tout glissera toujours sur lui. À la maison, il bombarde les murs de purée et de petit pois. Je consulte rapidement un psy. On le déclare HP et on le met sous médication. En sport, il commence à se débrouiller mais à l'école il se plaint de harcèlement. Il est très complexé par sa couleur de peau et commence sa fuite en avant. Dès ses 8 ans, je réalise qu'il va devenir homosexuel. J'essaye de garder le lien avec lui, mais il ne se confie pas. Je lui explique que sa maman ne l'a pas abandonné, qu'elle l'a confié à une mammy d'accueil, car elle était trop jeune, à 14 ans, pour s'occuper de lui. Il y a une partie de lui à laquelle personne n'a accès. Sa blessure est profonde."
Retranché dans son silence
Alexandre en veut à la terre entière, s’habille de manière colorée, n’a pas d’amis. On se moque de lui. Il s’éloigne, se retranche dans son silence. On le traite d’étranger, et plus tard, lorsqu’il sera défiguré par l’acné, de crapaud ou de lépreux. Si l’enfance n’est pas facile, l’adolescence l’est encore moins et Alexandre sera hospitalisé en institut psychiatrique. Il passera par La Ramée, Fond’roy, Le Domaine… La famille sera toujours bien aidée par le psychiatre Denis qui signe la préface de l’ouvrage. L’adolescence est très compliquée, marquée par les injures, le manque de respect, la violence, les objets qui valsent. Christine Eickmayer a souvent peur. Son couple ne résiste pas.
Peu à peu, Alexandre prendra son indépendance, vivra à Bruxelles dans une situation précaire, se tatouera tout le visage et se revendiquera Indien avant de commettre l’irréparable, créant un vide abyssal dans le cœur et la vie de sa maman.
"Je croyais toujours que cela irait mieux. J'ai accompagné un enfant en souffrance. Je n'y suis pas arrivée, car ce n'était pas possible de réussir. J'ai juste mis quelques étincelles dans sa vie. Si c'était à refaire, je crois que je ne le referais pas, mais si je n'avais pas adopté Alexandre, je ne serais jamais devenue celle que je suis. Il m'a donné une leçon de vie extraordinaire. Je me suis mise à écrire tout de suite après son suicide. J'ai commencé par les trois derniers chapitres puis, pendant un mois, je suis tombée dans une sorte de coma. Je confondais le jour et la nuit, je mangeais n'importe quand, je buvais parce que cela m'anesthésiait. Finalement, c'est mon chien qui m'a sauvée. Il est venu vers moi avec sa laisse. Il a fallu que je sorte pour le promener. Ce rythme était important pour moi. Je le promenais, je prenais des photos, je pensais à mes phrases en marchant, et tous les jours, de 11 à 14 heures, j'écrivais. Pendant que j'écrivais, Alexandre continuait à vivre et je comprenais son problème. J'ai écrit ce livre parce que je lui avais promis. Je l'ai réhabilité. Il a maintenant sa place."
Il vient d’ailleurs, Christine Eickmayer, Plon, 287 pp ; 21 €. L'autrice sera en dédicace à La foire du livre le 1er avril, de 10 à 12 heures sur le stand du Club.
"On n’adopte pas pour aider un enfant"
Psychologue et psychanalyste depuis plus de quarante ans, Diane Drory est aussi l'autrice de plusieurs ouvrages, dont Le Complexe de Moïse. Regards croisés sur l'adoption, paru chez Albin Michel.
Quels sont les principaux écueils à éviter lorsqu’on décide d’adopter un enfant ?
La préparation à l’adoption est essentielle. Il faut aider les parents à comprendre la situation exceptionnelle dans laquelle se trouve l’enfant qu’ils vont adopter.
Existe-t-il des bonnes ou de mauvaises raisons d’adopter ?
On n’adopte pas pour aider un enfant malheureux ou parce qu’on veut sauver le monde, car cet enfant-là risque d’en subir les conséquences toute sa vie. On adopte parce qu’on a un désir d’enfant. Celui-ci est alors plus facilement accueilli pour ce qu’il est.
Le parcours de l’adoption est-il plus difficile qu’on le croit ?
Aujourd’hui, on doit passer par un organisme officiel qui entraîne une préparation pour connaître le degré de motivation des parents, pour les aider à comprendre que ce ne sera pas toujours facile. Tout enfant dit un jour à sa mère qu’elle ne l’est pas, mais lorsque cette phrase surgit de la bouche d’un enfant adopté, elle arrive comme un coup de poignard et le parent croit ne pas être aimé. Il faut préparer les parents à cela. L’enfant grandira comme tout autre enfant et dira des choses qui seront mal comprises, pour lesquelles il est important d’être préparé. Les parents doivent aussi être suivis de temps en temps, ne fût-ce que pour faire le point, pour éclaircir les malentendus.
Comment surmonter le syndrome d’abandon dont souffrent souvent les enfants adoptés ?
Ce syndrome d’abandon, chaque enfant le vit autrement selon son histoire. Un enfant abandonné par une toute jeune femme, car elle est la honte de la famille, est marqué par le déchirement de sa mère. Il ne ressentira pas la même chose que le troisième ou quatrième enfant d’une femme qui estime qu’elle ne pourra pas s’en occuper convenablement, mais qui lui laissera des messages positifs.
Quand leur parler de leurs origines ?
Il faut leur dire qu’ils sont adoptés dès qu’ils arrivent à la maison. Après, il n’y aura plus de bon moment. Quand je vois des enfants adoptés en difficultés, je leur fais dessiner leur famille d’origine car souvent, on leur en a peu parlé, et 95 % d’entre eux dessinent juste une femme. Comme si les hommes n’existaient pas, ce qui laisse aussi peu de place au père adoptif. Le père biologique est souvent regardé comme un être monstrueux, abandonnant. Or, il faut que l’enfant puisse avoir une représentation mentale de ses parents biologiques, car il ne vient pas de nulle part. Il doit pouvoir reconstruire sa scène primitive, connaître le roman de sa vie.
L’adoption est-elle plus ou moins facile selon la culture d’origine de l’enfant ?
Il est peut-être plus facile d’expliquer à un enfant que ses parents sont morts à la guerre que de lui dire qu’il a été abandonné dans la rue, mais on peut aider un jeune à se forger une image narcissique malgré la situation dans laquelle il a été conçu, lui rappeler que s’il a vécu jusqu’à sa naissance, c’est qu’il a été aimé, que le corps d’une femme l’a accepté.