Un amour hors du temps
Aux dérives de la comédie humaine, Andreï Makine oppose l’authenticité des sentiments.
Publié le 16-03-2023 à 09h00
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Français par l’écriture et par choix de vie, Andreï Makine n’a cessé au long de ses nombreux romans de laisser libre cours à sa nostalgie pour l’âme profonde de son pays natal : la Russie où il est né en Sibérie l’année 1957. Plébiscité des plus grands prix littéraires, membre de l’Académie française, il n’a cessé, dans une langue claire et rigoureuse, de célébrer la plénitude intérieure de l’individu, l’opposant à la superficialité et à la médiocrité des fausses promesses du monde tel qu’il se complaît dans le matérialisme et la violence. Attaché aux valeurs de bonté, de respect d’autrui et de hauteur d’esprit, il condamne les vanités, hypocrisies et brutalités qui ne conditionnent que trop de comportements férus d’eux-mêmes. Loin de mépriser les progrès qui améliorent la vie, il s’entend à favoriser les justes battements de cœur où se prennent des instants d’éternité qui sauvegardent l’espoir en dépit des désenchantements du quotidien.
C'est dans cette perspective qu'est écrit son dernier livre. Un amour hors du temps met en exergue la vérité de sentiments intimement partagés, demeurant en soi quelles que soient les désillusions par ailleurs rencontrées. L'histoire de cet amour hors du temps - parce que vécu dans le flou nébuleux précédant le nouveau calendrier instauré par la révolution russe - est racontée au narrateur par un vieil homme croisé au soleil d'un cimetière niçois. Son récit se confond avec l'inscription d'une dalle : "Ne dites jamais avec reproche : ce n'est plus. Mais dites toujours avec gratitude : Ce fut." Valdas, c'est son nom, allait avoir 15 ans en 1913. Né dans un milieu privilégié et raffiné où, dans la villa des vacances en Crimée, se créaient avec les invités de courtes pièces aux échos tchékhoviens, il s'y prit un premier dégrisement en découvrant l'infidélité de sa belle-mère et, bientôt, les jeux troubles de la comédie humaine.
Une perception d’éternité
Cette première faille dans son existence comblée l’amena à fuir peu à peu son milieu. Il allait découvrir des bas-fonds dont il ne connaissait que le mot, vivre les bouleversements de la révolution avec ce que subissait réellement la population, traverser les grands événements et, notamment, une autre guerre d’un XXe siècle tumultueux. Si ce parcours ultrarapide à travers un siècle d’histoire laisse quelque peu frustré, le récit de l’homme s’y détache avec force. Lors d’un danger imminent qui le menaçait, il se trouva sauvé par une femme miséreuse et méprisée qui, l’entraînant au sol, protégea de sa cape de laine leurs deux corps réunis. Ce geste spontané lui valut un éblouissement sensuel et une perception d’éternité qui le marqueraient à jamais. La retrouvant plus tard, ils vivront un amour lumineux et insoucieux d’un temps qui pourtant se rappellera douloureusement à eux et le conduira en exode.
Dans sa traversée du siècle, l’homme vivra en France l’existence des émigrés russes qui s’y pressaient. Il connaîtra d’autres femmes qui lui feront retrouver une certaine joie de vivre. Mais aucune n’effacera le souvenir incandescent du premier amour. Alors ? Naïf Makine ? Simpliste ? Non mais lucide et sensible à l’authenticité des sentiments, à la beauté de valeurs souvent oubliées, à la poésie d’un moment de grâce dans un champ d’épis s’imposant sur les noirceurs et cruautés qui meurtrissent les rêves des hommes.
-> ★ ★ ★ Andreï Makine | L'ancien calendrier d'un amour | roman | Grasset | 198 pp., 19,50€, version numérique 14 €
EXTRAIT
“Elle marchait lentement vers lui, un bouquet d’épis à la main. Cet instant semblait durer dans un temps insoucieux de marquer les jours et les années.”