Dans les yeux de Regine Becker, habiller l'opéra tout en l'écoutant, pendant 27 ans
”Bastarda”, d’après les opéras 'Tudor' de Gaetano Donizetti, et mis en scène par Olivier Fredj s’entame à La Monnaie, ce mardi. Une production qui en cache, en fait, deux. Des costumes faramineux accompagnent cette double production colossale. Une sacrée bonne excuse pour rencontrer la directrice des ateliers costumes, depuis 1996, Regine Becker.
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Publié le 21-03-2023 à 06h33
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”Il y a eu tout un temps où il était tout simplement invraisemblable que j’arrive, un jour, à l’opéra”. C’est Regine Becker qui nous dit cela. En souriant. Largement. Et dire que, désormais, elle passe la porte de la Monnaie quotidiennement, depuis 1996…
Regine Becker est Allemande, quelque chose que l’on entend, joliment, à la manière dont elle s’exprime, quand elle prend le temps de trouver le bon mot pour nous répondre. Depuis 27 ans, elle est, surtout, la responsable des ateliers costumes de l’opéra bruxellois. Mais, voilà, elle s’en va à la pension, à la fin de la saison. Et alors qu’elle a produit, à la tête du département costumes, “au moins huit productions par an, parfois dix”, pendant plus d’un quart de siècle, on s’est dit qu’elle était une mémoire de l’opéra, qu’on avait envie de l’attraper au vol avant qu’elle ne s’en aille vers d’autres contrées, plus personnelles.
Toute la place du costume
Il faudrait d’abord expliquer qu’on a eu un mal fou à rencontrer Regine. “On est en plein dans la période “bouchon post-Covid”. Et j’ai vu cela arriver il y a deux, trois ans, au moment où on a commencé à supprimer des productions, et les postposer. Tout ce qui n’a pas été joué arrive ! Et l’on sait, par ailleurs, que l’opéra Bastarda pensé par Olivier Fredj, a parié sur des costumes mirifiques, voire opulents – dans l’ornement et dans le volume. On vérifie auprès de Regine. “En fait, il y a pas une mais deux Bastarda. Et, avant, il y avait Onéguine, qui sera suivi du Nez (de Chostakovitch, en juin, NdlR). Sans parler du fait que nous sommes déjà occupés avec Cassandre, qui est la première production après les vacances”.
Nous arrivons à un moment, ce matin-là, où les costumes de Bastarda quittent gentiment l’atelier. S’ils daignent, bien sûr, entrer dans l’ascenseur…

L’atmosphère est cependant toujours studieuse. “Comme tout était programmé, il fallait 'y arriver !' ”. “C’était les mots de la direction qui m’a, cependant, donné plus de budget pour les projets. J’ai pu augmenter le nombre d’heures de travail, et embaucher des gens”. C’est Petra Reinhardt, qui a signé les maquettes des costumes pour Bastarda. Et il est vrai qu’en regardant les dessins de départ, on comprend l’engagement de l’atelier costumes.

Inspirées des formes historiques du vêtement élisabéthain, les toilettes sont aussi très “fashion”, mais surtout admirablement complexes. “Une occasion pour nous de travailler des formes invraisemblables, et là, c’est mon cœur de mathématicienne qui parle, car ce sont des formes qui ne tiennent normalement pas debout”.
Retour vers le passé
Pause. Rétropédalage. Mathématicienne, Regine ? “Oui. J’ai écrit mon mémoire de fin d’études sur la géométrie différentielle”. On ne demande pas ce qu’est la géométrie différentielle, on la laisse poursuivre. “J’avais commencé dans une direction très différente, les maths, donc. Et puis j’ai commencé à faire des chapeaux. Et selon une suite de hasards qui forcent le respect, Regine est repérée par l’opéra de Bonn, “un opéra qui avait des stars et des moyens”. À Bonn, on la pousse à faire une production de dingue, toute seule comme une grande. Soixante chapeaux. “Plus le temps pour mon oral de maths”. D’ailleurs, “vous allez rire, mais il y a un rapport entre les chapeaux et les maths. On peut considérer les chapeaux comme des surfaces formées, qui reforment de nouveaux espaces”.
De Bonn, où elle passe de modiste de dépannage à créatrice de costumes et décors pour les saisons lyriques, elle passe au festival de Ludwigsburg, près de Stuttgart, “dans un magnifique théâtre baroque, le plus beau de la planète”, tout simplement. Elle y apprend tous les métiers des costumes de scène. Teint, coud, noud des souliers, fait des chapeaux. Décide, planifie. “Et puis j’ai senti qu’il fallait que je bouge. Pour voir le monde”. L’Europe s’ouvre à elle. “J’avais un enfant, il a voyagé avec moi. Son premier opéra, c’est Wozzeck, à Amsterdam. Je l’avais, avec moi, dans un sac, sur mon ventre, et il gigotait. Il faut dire que Wozzeck, c’est pas une musique facile pour un bébé. À cette époque, j’ai entendu qu’il y avait une place pour diriger l’atelier des costumes à Bruxelles, à la Monnaie. J’ai postulé, car je connaissais tous les métiers d’un atelier costumes pour les avoir faits moi-même à Ludwigsburg”.
Le costume construit le personnage
Depuis le temps qu’elle habille l’opéra, on a envie de savoir ce qu’elle pense de cette vague, qui a mené la scène lyrique à proposer des costumes anachroniques ou atemporels. Tout le monde en loque blanche, ou tout le monde en imperméable gestapiste, quand il s’agit de mimer les méchants. Sur les formes esthétiques du costume, que dit-elle ? “Je ne suis pas contre le fait de jouer des œuvres historiques en costumes contemporains, cela a le mérite de nous rappeler que les histoires qui se jouent à l’opéra peuvent encore nous arriver. Nous ne sommes pas un musée, non plus. L’opéra, ce sont des histoires de relations entre les humains, et les costumes peuvent aider à rendre un récit plus visible. On ne peut pas, d’office, dire que l’opéra se joue en costume historique, car c’est une œuvre ancienne… D’autant que la majorité du répertoire est historique. C’est une forme d’intelligence de saisir une histoire et de la transférer dans un autre contexte” . Et de devoir se frotter à l’intelligence des costumiers, car elle devra réaliser pour de vrai leurs idées sur papier.
“On ne peut pas travailler avec un dessin seulement, il faut toujours discuter [avec le concepteur, NdlR]”. Dans le cas de Bastarda, “quand Petra Reinhardt est venue nous parler des costumes, elle a ajouté des difficultés à ses dessins de départ” (rires). Ce qui n’a pas démonté Regine. D'autant que “le chemin du dessin au costume est passionnant à observer, surtout quand le costume commence à exister, quand le chanteur s'en habille…” On le comprend, il ne s'agit pas que d’un habillage, mais bien de l’enveloppe du personnage qui prend vie.


Quand je reçois les maquettes, il y a le cas où je comprends tout de suite le rapport entre l'opéra et les costumes. Et parfois, je ne comprends pas jusqu'à la fin. Là, je sais que les costumes ne sont pas réussis".
Des costumiers, elle en a croisé. Des “chiants”, des pas assurés, ceux qui ont de fausses bonnes idées. Mais son travail n’est pas d’intervenir dans les choix artistiques. “Ce qui me touche néanmoins le plus, ce n’est pas telle ou telle production, ce sont plutôt ces costumiers qui ont l’intelligence d’écouter les gens et leurs idées. Je pense notamment à Christian Lacroix qui a le talent de libérer le savoir-faire des gens de l’atelier, car il ne faut pas oublier que ceux qui travaillent ici sont des artisans, mais ils ont en eux une fibre d’artiste”.
Depuis le temps qu’elle observe les opéras se monter, la responsable des ateliers costume a saisi la recette de ce qui fera la différence sur scène. Selon elle, c’est le travail d’un bon metteur en scène de mettre en dialogue les corps de métiers de l’opéra. “Un costume, ce n’est pas bêtement décoratif. Un bon costumier capte la dramaturgie et propose quelque chose qui l’accompagne. Et à ce moment-là, on entend la voix de l’équipe qui crée un opéra. Cette sincérité des costumes se sent dans le fait de donner vie à des personnages crédibles”. Car, on ne vous dira pas qui, mais, parfois, Regine s’énerve contre certains metteurs en scène adeptes des personnages stéréotypes, à la garde-robe clichée. “Exemple : à l’opéra, il n’y a pas que des putes ou des vierges”. Et toc. Et on poursuit.
L’opéra, ça pique aux yeux ?
Quid également des productions qui choisissent de proposer beaucoup à regarder ? Une tentation de notre époque où l’art lyrique se fait accompagner dans le même temps, de décors fous, (des immeubles mobiles, comme dans la trilogie Mozart-Da Ponte, en 2020) ; de costumes gigantesques (on a eu une petite preview de Bastarda), mais aussi parfois de la vidéo, nouvelle vogue en tant que support au narratif déjà présent sur scène. “En ce qui me concerne, quand je vois quelque chose, mes oreilles sont en arrière. J’ai un contact plus facile avec tout ce qui est visuel. Et pourtant la musique, c’est le cœur de l’opéra. C’est la musique qui transmet l’émotion, qui fait sens, qui raconte l’histoire ! Nous, nous sommes là pour accompagner, pour renforcer une dramaturgie, nous ne pouvons pas prendre le dessus”.
Regine, depuis le temps qu’elle habille la scène lyrique, a bien des choses à raconter. Elle a tout vu. Des acteurs géants comme José Van Dam en Don Quichotte, une Yseult dans un costume “bateau” (un vrai bateau), des Reines de la Nuit qui irradient, et puis des acteurs trop petits pour le costume qu’on leur confie. D’autres qui perdent un morceau de fringue sur scène, ou qui se retrouvent coincés dans les éléments du décor. Dans Bastarda, on évite le pire en réfléchissant encore, au moment où on écrit ses lignes, à la manière dont on va faire entrer en scène la petite reine et sa gigantesque crinoline, dite la robe "Ananas". Mais il en faut plus pour déstabiliser Regine…
Et c’est finalement quand on lui demande si elle a aimé ce métier, que, soudain, elle nous surprend, elle se surprend elle-même, rattrapée par une émotion véritable. “Je suis tellement reconnaissante… Je pars, mais ma tête est pleine d’images. C’est la folie”.
-- > Bastarda, de Gaetano Donizetti. Mis en scène par Olivier Fredj. Partie I, du 21 mars au 15 avril. Partie II, du 23 mars au 16 avril. Infos : https://www.lamonnaiedemunt.be
--> À lire, notre entretien avec Regine Becker, en 2014, à l'occasion de l'opéra de Janacek, Jenůfa.