François Schuiten : "Je souffre de ce que j’appelle le syndrome bruxellois"
Le célèbre dessinateur signale aussi que "derrière cette blague autour du Palais de justice de Bruxelles, se cache une réalité qui fait peur".
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Publié le 25-03-2023 à 11h25 - Mis à jour le 27-03-2023 à 12h14
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François Schuiten a fait sensation, il y a deux semaines, en présentant un projet artistique monumental d’une locomotive dans Bruxelles. “La place de l’art dans la capitale n’est pas si intéressante, si riche”, regrette pourtant le dessinateur bruxellois connu notamment pour sa série “Les Cités obscures”. Interview.
Vous avez présenté il y a deux semaines Moby Train, un projet de locomotive qui sera installée, en 2026, sur le rond-point Van Praet, à l’entrée de Schaerbeek. D’où vient ce projet ?
Il est assez ancien, fruit d’un long processus puisqu’il a fallu sept ans pour qu’on puisse déterminer sa version finale. Au départ, on souhaitait souligner l’emplacement du Train World, qui se situe à proximité. Le centre commercial Docks et le tunnel sous les voies qui relie Schaerbeek à Vilvoorde n’existaient pas encore. Mais on sentait que cet espace était propice à devenir une vitrine du ferroviaire. Il y avait aussi l’envie de marquer l’entrée ou la sortie de la ville à cet endroit qui est loin d’être le plus glamour de la capitale. Mais le projet a connu quelques changements.

Quelles modifications avez-vous apportées ?
Au début, on voulait travailler avec une locomotive à vapeur assez ancienne. L’objet était encore plus énorme. On l’englobait dans une baleine, comme si la locomotive se trouvait dans le ventre de l’animal. Ça n’a finalement pas abouti car la machine était en train de pourrir dans un des dépôts de la SNCB. Il fallait la rénover et cela impliquait un coût beaucoup trop important. On s’est donc attaqué à une machine plus réduite et beaucoup plus simple à rénover : un Gros Nez. La proximité du canal et l’idée de la baleine nous plaisaient beaucoup. De plus, il y a ce jeu entre la forme de la sculpture et le mouvement des automobilistes : la baleine sort de l’eau tandis que les voitures plongent dans le tunnel. On est face à une évocation un peu poétique de ce monde ferroviaire qui, quelque part, nous préserve et nous aide. C’est un acteur de la défense de la biodiversité. On voulait pointer la nécessité de penser autrement notre mobilité.


Aujourd’hui, la moindre dépense publique est scrutée, critiquée. Pour cette œuvre, deux millions d’euros sont pris en charge par la Région bruxelloise. Cela vous semble-t-il cohérent, légitime ?
La légitimité de l’investissement sur l’artistique m’échappe toujours. Il est clair qu’il y a de nombreuses nécessités dans une ville. Mais la rendre plus belle et désirable en fait partie. À l’heure actuelle, nous sommes face à des enjeux considérables : il faut isoler les bâtiments, les refroidir, les adapter en tenant compte du réchauffement climatique… Mais ça n’empêche pas d’intégrer une réflexion porteuse d’imaginaire et de désir. On le fait trop peu ! On a été confronté à ce problème quand on a commencé à travailler sur le Train World. Face aux nombreux impératifs liés au milieu ferroviaire, les responsables voyaient notre projet comme complètement inopportun, malvenu. Il a fallu qu’on leur explique la rentabilité d’un tel lieu et toute la réflexion que ça allait engendrer. Aujourd’hui, plus personne ne conteste son existence. Mais ça a été un combat. La culture est très rentable, mais à un autre niveau. Elle va amener du plaisir. Parfois on a l’impression qu’on devrait mettre un chiffre sur l’émotion qu’elle nous procure.
Concernant la place de l’art dans la ville, Bruxelles est-elle un bon exemple ?
Je souffre de ce que j’appelle le syndrome bruxellois : je suis à la fois très attiré et très critique à l’égard de cette région. Bruxelles a des charmes formidables, comme son rapport aux espaces verts. Mais la place de l’art n’est pas si intéressante, si riche. Elle l’a été, mais ce n’est plus le cas. Ce qui manque surtout, c’est de révéler son imaginaire. J’ai l’impression qu’on y place une œuvre en raison d’un quota artistique. Ce n’est pas le bon raisonnement. Il faut que les artistes dialoguent avec des architectes, des urbanistes et que cet échange se fasse assez tôt. Il faut rêver ensemble les espaces plutôt qu’être dogmatique et fermé dans notre façon de procéder. Je travaille sur un projet d’ancien hangar à dirigeables situé à Meudon, au sud-ouest de Paris, où l’on a demandé mon aide très rapidement. Plutôt que de faire intervenir tout de suite les urbanistes, on demande à un dessinateur, rêveur et utopiste de projeter le lieu sans penser à tout ce qui va contraindre. On veut ouvrir les portes et jouer avec l’histoire de cet endroit et ses racines. Ce sont des maillons qui manquent aujourd’hui à Bruxelles.

Bruxelles est-elle trop figée dans son architecture et ses œuvres ?
Bruxelles n’est pas figée. C’est même là le problème. Cette ville a évolué de façon chaotique, au gré des intérêts. On a l’impression qu’on a avancé à vue. On manque de visions audacieuses, mais respectueuses. Il y a énormément d’artistes à Bruxelles, mais ils ne sont pas suffisamment intégrés à la réflexion. On ne montre pas assez cette créativité, ce qui est en train de naître. Pourtant, on en a besoin. Des tas de lieux sont problématiques. La ville s’est mise dans une logique de rentabilité.
Les échafaudages du palais de justice seront retirés à partir de mai 2024. Est-ce un soulagement pour vous ?
Le Palais de justice est entré dans l’angle mort des politiques et même des Bruxellois. C’est une accumulation de lâchetés tellement extraordinaire. On l’a laissé dépérir alors qu’on construisait des palais de justice à Liège, à Anvers… C’est une honte ! Maintenant, on reprend lentement les choses en main. Mais il faut se demander pourquoi on a accepté cela. C’est troublant ! Les échafaudages à la limite, c’est un détail, c’est devenu une caricature. Mais derrière cette blague se cache une réalité qui fait peur, à savoir le sous-financement de la justice. Pourquoi ce pays laisse un élément aussi emblématique du système judiciaire, une des clés de la démocratie, dépérir devant ses yeux ? Je me bats pour le palais de justice à ma façon depuis si longtemps, notamment en le dessinant. La fiction peut aider, en remettant un lieu, qui était sous le radar, au cœur de l’imaginaire de la ville. On va devoir continuer à se battre pour défendre cette ville et ses lieux emblématiques.
Pourquoi Bruxelles vous inspire tant ?
Sans doute parce que j’y suis né et que tout mon imaginaire vient de cette ville. Je me suis bâti au milieu d’elle et grâce à elle. Ses histoires, ses contradictions et tout ce qui peut agacer m’ont nourri. Son chaos m’a appris à regarder. Je vis à l’heure actuelle entre Bruxelles et Paris. Je suis étonné car il y a dans la capitale française une forme d’harmonie, une cohérence. C’est une ville qui a un peu mis la poussière sous le tapis. À Bruxelles, c’est le contraire : la poussière, on la voit. L’harmonie vient quand on la connaît mieux.
Paris est-elle en train de prendre le pas sur Bruxelles dans votre cœur ?
Non, je sais d’où je viens. Je sais pourquoi je suis à Paris. J’aime ces deux villes pour des raisons différentes. Elles ont des particularités, il faut les reconnaître. Il faut travailler pour aller chercher cette part un peu souterraine, cet imaginaire parfois un peu enfoui.
Vos projets sont moins orientés sur Bruxelles en ce moment. Avez-vous l’impression d’avoir fait le tour ici ?
Non. Je chemine et j’essaie d’être dans des lieux créatifs, audacieux. Je fais des tas de choses bizarres. Là, je travaille avec l’armée française, avec d’autres auteurs de science-fiction, à l’élaboration de scénarios catastrophistes mais crédibles qui toucheraient la France en 2040. Le ministre des Armées nous a dit : “Faites-nous peur”. C’est très difficile de refuser une telle proposition car c’est très dystopique, très inquiétant, mais passionnant. Avec la guerre en Ukraine notamment, on est face à des basculements qu’on ne prévoyait pas. Notre société est beaucoup trop dans la gestion, dans l’urgence. Il faut prendre le temps de se projeter, et d’envisager les angles utopiques et dystopiques.
Ce projet avec l’armée française vous inspire-t-il ?
Bien sûr ! Mais ça nous fait aussi passer de mauvaises nuits car nous avons accès à certaines informations classées secret-défense. Je regrette qu’une ville comme Bruxelles ne soit pas capable de se projeter aussi loin. En ne le faisant pas, elle est sans cesse dans la simple réaction.
Un projet est en train de naître à Bruxelles, mais avec une personnalité déjà bien installée : le musée du Chat et du dessin d’Humour. Y êtes-vous favorable ?
Philippe Geluck est quelqu’un de très proche. J’ai beaucoup dialogué avec lui sur ce projet, sur la polémique. L’affection que je porte à Philippe m’empêche d’avoir un regard très lucide. On lui impute des responsabilités qui sont aussi celles des autorités politiques, comme l’absence d’un musée d’art moderne. On manque de vision sur le fonctionnement public-privé des institutions. S’acharner sur le musée du Chat me semble être un mauvais combat.
Mais est-ce logique de miser sur le Chat plutôt que sur l’ensemble de la BD belge, qu’elle soit humoristique ou non ?
Ce n’est sans doute pas logique, mais Philippe investit énormément personnellement, avec des risques considérables. Il se met un chameau énorme sur le dos. Ça m’épate qu’il ait envie de faire ça à son âge (rires). Alors qu’on se prétend le pays de la bande dessinée, la Belgique n’a jamais fait ce qu’il fallait pour elle. Quand Jacobs réfléchissait à la pérennité de son œuvre, il s’était présenté à la Bibliothèque nationale de Belgique pour proposer l’ensemble de ses planches. On lui a répondu : “Ça ne nous intéresse pas”. Il ne faut pas l’oublier… Le Centre belge de la BD a longtemps ignoré toute la nouvelle génération qui naissait. En Belgique, on manque de réflexion sur la ville, sur le patrimoine, sur la BD.
Vous avez tout de même décidé de donner 1200 de vos planches à la Bibliothèque nationale de France et… à la Fondation Roi Baudoin…
Oui, mais qu’avais-je comme alternatives ? J’aimerais tant qu’on réfléchisse à ce patrimoine BD. On a laissé partir les planches de grands auteurs ! Moi je pleurais pour que la Belgique préserve cette richesse. L’État est aveugle. Il pourrait protéger ses auteurs et se constituer un patrimoine unique, mais il ne le fait pas…
Hergé et Tintin sont-ils trop absents de Bruxelles ?
J’ai bien regretté que le musée Hergé ne soit pas à Bruxelles, ça m’a arraché le cœur. Il faudra un jour réfléchir à la manière dont Tintin peut s’incarner dans la capitale d’une façon plus intéressante. Cette œuvre d’une richesse incroyable parle au monde entier. Mais que propose-t-on à Bruxelles pour marquer que tout est né ici ? Si peu de choses…
En 2019, vous avez annoncé arrêter votre carrière dans la BD. Regrettez-vous cette décision ?
Ma compagne est dessinatrice de BD et, quand je la vois dessiner, parfois, j’ai envie de m’y remettre (rires). J’ai arrêté pour plein de raisons. J’avais l’impression d’être arrivé au bout dans ce domaine. D’autant que la BD demande une discipline : faire un livre me prenait trois ans. Aujourd’hui, c’est difficile de prendre ce temps. Le monde va de plus en plus vite. Et je ne souhaitais pas sentir ce revolver sur ma tempe. Mais je continue de dessiner du matin au soir.
Le temps est primordial à vos yeux…
Oui, j’y crois beaucoup. Moby Train a pris sept ans ! On a revu la sculpture, on l’a corrigée. À Amiens, je travaille avec le sculpteur Pierre Matter sur une sculpture en hommage à Jules Verne depuis sept-huit ans. Cela anoblit le projet car on l’améliore sans cesse. C’est un luxe ! Et je tiens à continuer de profiter de ce luxe…

Avez-vous des regrets quant à des projets qui n’ont jamais abouti ?
J’en ai tout un tiroir ! J’ai par exemple travaillé sur des projets de spectacles avec Franco Dragone, dont un autour des chevaux, Nebula, ou un autre autour du fait de voler, Fly. Je m’étais beaucoup investi car je m’occupais notamment du récit. S’ils n’ont pas abouti, c’est en partie à cause du système Dragone, qui avait beaucoup de qualités, mais aussi certains défauts. Je n’étais pas en phase avec certaines façons de procéder. Mais j’ai eu plaisir de rêver ces projets.

Revenons à la mobilité. Êtes-vous catastrophé par la situation belge ?
Je suis d’une génération qui a de très mauvais réflexes : la voiture a été mise dans nos veines, hélas. Il faut évidemment faire évoluer les comportements, mais on ne peut pas seulement culpabiliser les gens à ce sujet. On doit aussi émerveiller sur le monde qu’on pourrait construire. Ayons une vision sur la manière dont la mobilité pourrait changer. On voit surtout les contraintes liées aux adaptations, mais pas assez les plaisirs qu’ils généreront. On propose le bâton, pas assez la carotte. Il nous faudrait en Belgique un panier de carottes. On est dans une société qui ne nous donne pas envie du futur. Dans mon enfance, j’étais persuadé que, en l’an 2000, nous aurions des voitures volantes. Ça faisait rêver, on avait envie d’y être. Donnons envie d’être en 2030 ou 2040, mais sans angélisme, en étant plutôt dans une approche utopie-dystopie.