La très fine frontière entre l’humain et l’animal
T.C. Boyle raconte une expérience pour savoir si les chimpanzés peuvent parler. Réjouissant.
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Publié le 25-03-2023 à 11h00
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Le nouveau roman de T.C. Boyle (né en 1948, auteur de Water Music et d'America, prix Médicis 1997) s'inspire, comme il le fait souvent, de faits bien réels même si dans Parle-moi, il ne donne aucune source ni référence pour se sentir plus à l'aise dans ce qui est aussi un roman, de surcroît à suspense.
Dans les années 60 à 80, il y eut aux États-Unis des expériences de cross-fostering, des éducations croisées entre humains et grands singes. Pour tenter de démontrer que les chimpanzés peuvent nous parler, avec toutes leurs émotions, on enlevait un bébé singe à sa naissance pour le confier à une famille humaine qui l'éduquerait comme elle le ferait de son bébé.
Si leurs cordes vocales ne leur permettent pas de parler comme nous, ces grands singes ont montré qu'ils pouvaient s'exprimer par la langue des signes et transmettre des désirs, des déceptions, des peurs. Ils montraient qu'ils avaient en quelque sorte une conscience comme les humains. Dans une expérience devenue célèbre, un chimpanzé s'est classé lui-même parmi les humains et non parmi les singes.
Dans le gros roman qu'il publie aujourd'hui, T.C. Boyle raconte les expériences d'un scientifique, Moncrief, et en particulier une d'entre elles menée par le jeune professeur Guy Schermerhorn. Celui-ci prend pour l'aider une jeune femme, Aimée, qui devient sa petite amie mais surtout qui se prend d'un puissant amour maternel pour Sam, le jeune chimpanzé accueilli dans la famille de Guy.
Pizzas et vin
Sam adore les pizzas, boit un verre de vin chaque soir, est habillé comme un garçon, regarde les dessins animés à la télé et rit à leurs blagues. On lui lit des histoires, le soir, pour l'endormir près de sa peluche préférée. Il peut rire, feindre, faire des blagues. Il parle par signes en indiquant des mots. Il est invité à la télé. T.C. Boyle imagine même ce qui se passe dans le cerveau de Sam.
Au milieu du roman, tout s'accélère car les subsides pour ces expériences se tarissent suite à un article du linguiste Noam Chomsky expliquant que jamais ces chimpanzés ne pourront avoir un langage humain avec toute la gamme de ses émotions.
Guy doit se rendre à la dure réalité. Il faut arrêter l'expérience, rendre le chimpanzé devenu un jeune adulte à Moncrief. Mais Aimée ne le supporte pas, s'enfuit avec Sam et se cache pendant des mois avec lui dans un camping. Une cohabitation devenue difficile car Sam reste un animal sauvage, susceptible de colères et doué d'une force irrésistible.
Émouvant
À travers un suspense réjouissant et l'histoire émouvante d'une amitié entre une jeune femme et un singe poursuivis par des "méchants", T.C. Boyle évoque intelligemment les questions toujours actuelles de la frontière si fine entre l'animal "humain" et le grand singe.

Les spécificités de l'homme ont été progressivement battues en brèche. Cette frontière n'est pas nette. Et dans ce flou, peut-on ainsi vouer aux expériences des laboratoires, Sam dont l'écrivain nous a montré toute la sensibilité ? Dans le doute, peut-on ainsi enfermer et sacrifier des êtres doués d'émotions, de réflexions, d'une conscience autoréférentielle, qui comprennent bien ce qu'on leur impose ?
Tout en veillant à éviter un trop grand anthropocentrisme, T.C. Boyle montre que les scientifiques ont parfois des comportements plus sauvages que les grands singes. Chez eux aussi, il peut y avoir un mâle dominant qui impose ses volontés à son groupe. Mais il rend aussi hommage à des scientifiques aussi idéalistes que Guy et Aimée.
--> ★ ★ ★ T.C. Boyle | Parle-moi | Roman | traduit de l'anglais (États-Unis) par Bernard Turle | Grasset, 414 pp., 25 €, version numérique 17 €
EXTRAIT
“Ces organisations avaient beau prétendre n’être animées par aucun préjugé, les gens étaient ethnocentrés et refusaient de croire que les singes puissent parler, à savoir exprimer des émotions ou faire preuve d’une conscience auto-référentielle. Si c’était le cas alors comment expliquer qu’on les gardait en cage – ou pire qu’on les utilisait pour la recherche biomédicale ?”