Lionel Shriver, invitée d'honneur de la Foire du livre: "Plus le thème est grave, plus j’ai envie de faire rire le lecteur"
Tempérament de guerrière, Lionel Shriver, invitée d'honneur de la Foire du livre, ose tout, et ne prend rien ni personne au sérieux.
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Publié le 30-03-2023 à 18h00
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Il faut qu'on parle de Kevin, Les Mandible : une famille, 2029-2047, Propriétés privées, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes : autant de titres qui ont forgé la réputation de Lionel Shriver, une écrivaine qui n'a jamais froid aux yeux. Avec À prendre ou à laisser (titre qui n'a pas la force de l'original, Should We Stay Or Should We Go), paru il y a peu, la romancière américaine interroge à sa manière implacable (et inimitable) la façon dont on décide d'aborder l'ultime chapitre de sa vie. Rencontre avec une plume déterminée, qui se voit en "hérétique".
Quelle a été l’étincelle initiale ? Comment est né "À prendre ou à laisser ?"
Une de mes amies a déclaré un jour avec passion qu’elle n’avait pas envie de vivre au-delà de 80 ans. C’est une personne sérieuse, et je n’ai pas pensé qu’elle était impulsive ou frivole. Elle avait déjà 60 ans, son échéance (pour ainsi dire) n’était donc pas si lointaine. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander : en supposant qu’elle vivra jusqu’à 80 ans, prendra-t-elle les devants, ou décidera-t-elle que la vie à 80 ans n’est pas si mal après tout, compte tenu de l’alternative ? C’est le point de départ des douze scénarios envisagés dans le livre.
On l’oublie, mais vous nous le rappelez : chaque décision que nous prenons dans la vie est un pari.
En effet, et certains chapitres du livre l’illustrent de façon spectaculaire. Dans celui où le couple décide d’envoyer au diable cette histoire de suicide, il nettoie la cuisine et se lève le lendemain matin pour profiter d’un petit-déjeuner parfaitement agréable. Puis, soulagée et pleine d’entrain, la femme fait un rapide trajet jusqu’à la boîte aux lettres. C’est alors qu’elle se fait écraser mortellement sur le chemin du retour par un imprudent. La décision d’aller relever le courrier s’est avérée tout aussi déterminante que celle de défier le pacte de suicide.
Tous vos livres traitent de thématiques très fortes, que vous abordez de front, avec pugnacité. D’où vous vient ce tempérament ?
Quoi que je mange au dîner, dans la fiction, j'aime la viande rouge. Même si - et c'est important - je ne prends personne au sérieux, ni moi, ni le reste du monde. C'est l'un des aspects agréables de notre condition de mortel. Donc j'intègre aussi beaucoup d'humour dans mes fictions. En fait, plus le thème est grave, plus j'ai instinctivement envie de faire rire le lecteur - et moi-même. Ce qui dans À prendre ou à laisser rend acceptable son thème apparemment lourd est son caractère ludique. Toute la structure du livre l'est. Le lecteur n'a donc pas à s'énerver quand l'un des protagonistes meurt à un moment donné, parce que ce personnage sera à nouveau vivant et en pleine forme par la suite. Je comprends parfaitement pourquoi certaines personnes peuvent hésiter à lire un roman sur un pacte de suicide. Je ne suis d'ailleurs pas sûre que je me lancerais moi-même dans pareil livre, à moins d'être assurée qu'il est hilarant. Cette tendance à adopter un matériau sombre avec une touche de légèreté est certainement ce qui rend mes romans attrayants pour le lectorat francophone.
Il semble qu’un sujet ne vous fasse peur. Est-ce le cas ?
La seule chose qui me fait peur, c’est la perspective d’écrire mal.
Votre ambition est-elle de secouer nos consciences ?
Pas exactement. J'aime faire réfléchir les gens, parce que moi-même j'aime penser. Mais penser n'est pas moraliser, qui est une impulsion rabat-joie. En fait, un personnage de mon roman Game Control (non traduit en français) en encourage un autre à oser penser à des abominations - ce qui pourrait être l'origine du titre d'un recueil d'essais récemment publié. J'aime lancer des idées, en particulier celles que de nombreux contemporains considéreraient comme peu recommandables. Jouer avec des idées sur papier est un plaisir inoffensif. Je ne partage pas la croyance répandue selon laquelle de simples mots peuvent constituer une violence. Les livres sont l'ultime espace de sécurité. Quoi qu'ils disent, ils ne peuvent brûler les doigts de personne.
Livre après livre, la famille demeure votre terrain d’exploration favori. Pourquoi ?
En fait, la plupart de mes romans parlent de la famille si on élargit la définition. Il ne s'agit pas toujours de personnes liées par le sang, mais souvent de groupes de personnes dont la cause commune fait d'eux une sorte de famille. Je dirais que je m'intéresse particulièrement aux mariages. Mon précédent roman, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, parle aussi d'un mariage. Je n'ai pas eu d'enfants, donc pour moi, écrire sur les gens qui ont des enfants reste un exercice d'imagination pour explorer ce qui aurait pu arriver si j'en avais eu. La relation parent-enfant, tout comme le mariage, est si délicieusement compliquée…
"À prendre ou à laisser" parle de la mort, qui est une manière détournée de parler de la vie et de ce que nous faisons de nos vies…
Quand on écrit sur la mort, on écrit forcément sur la vie. Ironiquement, étant donné le sujet, le roman est, du moins est-ce ainsi que je l’imagine, une affirmation extrêmement positive de la vie. Il est amusant à lire. J’ai adoré l’écrire. Je pense qu’il fait sourire les lecteurs. À la fin, le sentiment est celui de l’émerveillement, de l’amusement ironique et de la résolution tranquille. Ce n’est pas un livre déprimant.
Il pose aussi la question du contrôle que nous pensons/souhaitons avoir sur notre vie, et sur notre fin de vie. Quand vouloir tout contrôler est évidemment illusoire…
Oui, mes deux personnages - et en particulier Cyril, le mari, qui est un maniaque du contrôle - planifient tout, tout le temps, concentrés qu’ils sont sur ce qu’ils feront quand le "jour J" arrivera. Mais à l’exception d’un chapitre - qui est une satire totale, un conte de fée sur la vieillesse qui ne se réalisera sans doute jamais -, tous leurs plans sont vains. Rien ne se passe jamais comme ils l’avaient prévu. Bienvenue dans la vraie vie !
"À prendre ou à laisser" ne se déroule pas aux États-Unis mais en Angleterre, dans le contexte du Brexit. Pourquoi ?
Je vis au Royaume-Uni depuis 35 ans, ce qui est plus que la plupart des jeunes Britanniques de souche. Mais je n’avais encore jamais écrit de roman se déroulant ici, et dont les personnages sont britanniques. C’était un défi, et je l’ai trouvé plus facile que prévu. De plus, j’ai aimé que mes deux personnages principaux travaillent pour le National Health Service. Cyril, qui est un idéologue, est très soucieux de ne pas peser financièrement sur son NHS tant aimé avec un festival de comorbidités dues à l’âge. Et le fait de situer le livre au Royaume-Uni m’a permis d’intégrer ce que je vivais, c’est-à-dire le Brexit et les confinements dus au Covid.
"L’époque n’est pas au roman, rien de ce que nous inventons n’est plus intéressant que ce que nous vivons, nous sommes dans un roman", écriviez-vous dans "Les Mandible". Le pensez-vous ?
C'est un personnage qui le dit. Mais évidemment, d'une certaine manière, nous sommes tous des romanciers écrivant nos intrigues au fur et à mesure. Et il y a des époques qui deviennent si tumultueuses, si conséquentes et apparemment surréalistes, que la fiction peut paraître superflue. Être à New York lors du 11 Septembre, c'était comme cela. Je me souviens avoir alors été incapable de lire de la fiction, et le roman que j'écrivais, Il faut qu'on parle de Kevin, me semblait stupide et inutile. Pourtant, les romans donnent forme à l'expérience, l'emballent pour que nous puissions littéralement la tenir dans nos mains.
-> Lionel Shriver, "À prendre ou à laisser", traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Gibert, Belfond, 284 pp., 22 €, version numérique 15 €
-> Meet the writer. Lionel Shriver sera à Bozar le vendredi 31 mars, à 19h30. Rencontre en anglais. Entrée : 10 € / 8 €. Infos et rés. : www.bozar.be
-> À la Foire du livre: Lionel Shriver et Lize Spit en conversation. Le samedi 1er avril, à 16h, sur la Scène Fahrenheit (Maison de la Poste).