“Il y avait un piano sur l’estrade, j’avais même pas fait gaffe" : au coeur de l'happening musical de l'ULB
Happening musical, ce mardi, dans l’auditorium Henri La Fontaine de l’ULB, à Bruxelles. Le duo Change, mené par Elsa de Lacerda et Pierre Solot, fait vibrer les étudiants au son des chants révolutionnaires.
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Publié le 25-04-2023 à 19h22 - Mis à jour le 26-04-2023 à 12h05
Au départ, il y a des mots, ballots, portés par le milieu politique, durant le premier confinement du printemps 2020. Où on nous explique poliment que la culture est “non essentielle”, contrairement au Delhaize… Et comme le mot est un peu malaisé et malaisant, les mêmes expliquent ensuite tranquillement que ce qui est divertissant n’est pas vital. On avait bien compris l’idée, merci.
À cette époque, la violoniste Elsa de Lacerda et le pianiste Pierre Solot sont, comme tout le monde, enfermés chez eux à entendre dire que leur métier n’est pas nécessaire. Que la culture attendra. Or, c’est peut-être bien tout le contraire qu’ils ont envie de penser. “Je ne sais pas si c’est consensuel de le dire maintenant, mais, à l’époque, on a fait des concerts clandestins. Hyper 'safe'. Avec masques. Pour des petits comités.” “Des gens nous les demandaient”, des gens pas spécialement antisystème, précise Elsa, juste des gens qui voulaient continuer à écouter de la musique et à la partager.
Le monde n’est plus masqué, mais continue de poser question à la violoniste belgo-portugaise. C’est le confinement qui lui avait donné l’occasion de réécouter une musique chère à son cœur, un chant empli de ferveur, Grândola, Vila Morena, d’abord interdit par le régime de Salazar, car accusé d'“exalter les idées communistes”. Diffusé le 25 avril 1974, sur toutes les ondes radio du pays, ce chant populaire aux paroles fraternelles accompagne la société civile dans le mouvement contre le régime autoritaire de Salazar. La révolution des Œillets. “On mettait alors les œillets rouges dans les canons des fusils”, nous raconte Elsa. Une chanson qui fonctionne comme un élément déclencheur chez la violoniste et son compagnon. La musique a le pouvoir de soulever les foules ! Mieux, certains mouvements sociaux ont été soutenus par des chants qui leur sont devenus indissociables.
Des chants pour entonner la résistance
25 avril 2023, auditoire Henri La Fontaine, campus du Solbosch de l'ULB : Audrey Heine, docteure en psychologie interculturelle, donne son cours de psychologie sociale dans un amphi de 900 places bien rempli. C’est elle qui est dans le secret, ce mardi midi. Elle a demandé à ses étudiants de rester un peu plus longtemps. Assise au premier rang, l’équipe de La Libre s’est déguisée en étudiant… Audrey Heine lance ses premières phrases clefs : en société, “les individus peuvent se sentir lésés par l’exercice du pouvoir en place, qu’ils estiment illégitime […] Dans ce contexte de mépris social, et de colère, peut s’affirmer l’action collective. D’autant que le mouvement social, la révolte peuvent engendrer un changement social…” Qui d’entre vous peut me citer un mouvement social qui a fait bouger les choses ? #MeToo, Black Lives Matter : les combats de la jeunesse actuelle fusent dans l’auditoire, tandis qu’Elsa descend, sa boîte à violon sur le dos, et que Pierre dévale la volée d’escaliers pour s’installer au piano – que, tout à coup, les étudiants remarquent. “Il y avait un piano sur l’estrade, j’avais même pas fait gaffe”, dit ma voisine, qui d’un coup, pose son smartphone côté écran sur le pupitre !
”Nous nous sommes demandé comment les mélodies pouvaient avoir eu un impact sur les mouvements sociaux”, lance Pierre Solot aux étudiants de première année, désormais tout ouïe, et prêts pour la démo. Une cours d’art vivant qui s’entame avec un chant révolutionnaire exemplatif, Bella Ciao. “D’abord chanté par les ouvrières agricoles dans l’Italie du début du XXe siècle, Bella Ciao devient le chant des résistants italiens face au fascisme. Une mélodie, toujours entonnée, encore ces semaines passées, en Iran, et donc en persan, par les étudiantes de la faculté des Arts de Téhéran”. Bella Ciao – revisité par le compositeur carolo de 29 ans Gwenaël Grisi et interprété ici par Elsa et Pierre – rend l’auditoire captif.
Le moment sonne comme suspendu, et à la fois insolite, car, pour une fois, le public n’est pas dans l’ombre de la scène : il participe pleinement à la performance artistique, en l’absorbant, concentré.
”Applause” et cœur avec les doigts
Les deux artistes avaient une crainte, lorsqu’ils ont imaginé redonner vie à cet ensemble de chants de révolte avec l’aide de compositeurs et compositrices actuels. “Les chants populaires sans leurs paroles auront-ils toujours du sens ? Auront-ils cet impact sur les cœurs, de les faire battre et se battre ? Mais lorsque les premières notes qui expriment Strange Fruit de Billie Holiday par Elsa de Lacerda sortent du violon florentin datant de 1766, les jeunes têtes savantes se tendent, les mains se croisent religieusement. On se rappelle les paroles de Strange Fruit qu’Elsa a tenu à nous lire, juste avant de jouer.
”Les arbres du Sud portent un fruit étrange/
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines/
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud/
Un fruit étrange suspendu aux peupliers/
Scène pastorale du vaillant Sud.”
Silence épais de la salle, avant des applaudissements soutenus. Et des “cœurs avec les doigts”. La chanson de Billie Holiday, datant de 1959, ne faisait que souligner le début d’un combat pour l’égalité des droits aux États-Unis.
Elsa conclue à l’issue du happening : “L’Apartheid a été aboli. Pensez à la révolution des Œillets, il faut aller au bout de ses idées. On n’est pas là pour faire de l’angélisme, mais battez-vous pour vos idéaux.”
--> “Change”, un CD Cyprès Records 2023. Avec Gwenaël Grisi, ”Grândola, Vila Morena” ; Harold Noben, ”Apesar de você”, Benoît Mernier, ”Strange Fruit”, Fabian Fiorini, ”Disapparition” ; Margaret Hermant, ”Rainbow” ; Claude Ledoux, Laph`Ekhona ; Apolline Jesupret, ”De mille murmures” ; Karol Beffa, ”Tabula Rasa” ; Gwenaël Grisi, ”Bella Ciao” et Alexander Gurning, ”Indépendance Cha Cha”.
