Molenbeek, candidate de Bruxelles pour la capitale européenne de la culture ? Fatima Zibouh et Jan Goossens expliquent pourquoi ça fait sens
Fatima Zibouh et Jan Goossens préparent la candidature de toute la Région bruxelloise comme capitale européenne de la culture avec – surprise- Molenbeek au centre. Ils s’expliquent.
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Publié le 26-04-2023 à 06h41
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On entre dans le vif du sujet : en ligne de mire, la possibilité (une tournante est organisée par l’Europe) d’obtenir à nouveau pour une ville belge le titre de Capitale européenne de la culture en 2030. Jusqu’à présent, quatre villes belges ont eu ce privilège : Anvers en 1993, Bruxelles en 2000, Bruges en 2002 et Mons en 2015.
Dès 2016, le gouvernement de la Région bruxelloise annonçait qu’il voulait porter la candidature de Bruxelles. Mais elle n’est pas la seule : Bruges, Louvain, Gand, Courtrai ont aussi annoncé vouloir postuler et ont des arguments de poids et des projets.
Les candidatures doivent être déposées pour la fin 2024. Un jury de dix membres permanents et internationaux, et deux membres supplémentaires et ‘ad hoc’ajoutés par le gouvernement belge sera alors chargé de les étudier.
Après le départ d’Hadja Lahbib en juillet dernier pour devenir ministre des Affaires étrangères et son remplacement en début d’année par Fatima Zibouh, c’est le duo de Jan Goossens et cette dernière qui prépare le gros dossier (le Bidbook) demandé par l’Europe pour déposer une candidature.
Le projet n’a pas encore d’appellation officielle mais pourrait s’appeler “Molenbeek-Bruxelles 2030”. Pourquoi la candidature sera-t-elle en tout cas déposée par Molenbeek ?
Il y a des éléments techniques : une région ne peut pas déposer une candidature et il faut que ce soit une ville ou une commune bruxelloise qui le fasse pour un projet qui continuera à être porté par la Région et qui comprendra des collaborations sur toute la région, avec les autres communes. Et Bruxelles-Ville a déjà reçu le titre de capitale culturelle en 2000. Mais il y a aussi une raison de fond : il est fantastique de construire une capitale européenne de la culture au départ d’un territoire comme Molenbeek, d’immigration, de fragilité, stigmatisé après les attentats, de précarité, mais aussi un territoire d’un potentiel énorme, de mobilité sociale et d’une grande effervescence culturelle. Si Molenbeek réussit le pari de la cohésion sociale à travers la culture, elle pourrait inspirer d’autres communes à Bruxelles, d’autres villes en Belgique, et, au-delà, en Europe.
Votre projet veut créer un imaginaire bruxellois collectif, un “nous” réunissant autant Auderghem que Molenbeek.
Nous avons continué dans cette voie. On voit bien que le centre de Bruxelles aujourd’hui dépasse largement le Pentagone et Molenbeek en fait partie. Le canal et sa zone joueront un rôle essentiel dans cette candidature. Déjà, il s’y passe un bouillonnement d’initiatives culturelles et autres, avec Kanal, l’autre grand projet porté par la Région et qui devrait ouvrir en 2025. Nous voulons faire franchir les frontières symboliques du canal et des tunnels. Nous avons la conviction que la super diversité et le multilinguisme, font de Bruxelles une ville laboratoire qui a tous les atouts pour ne pas être uniquement un centre administratif mais aussi une capitale des idées et de l’imaginaire. Prendre comme point de départ le bout de territoire où tout cela se joue de la manière la plus visible et la plus intense est un pari qui met toutes nos chances pour obtenir la candidature. Ce n’est pas facile, certes, car Bruxelles reste fragmentée en silos. Nous voulons créer des liens et nous faisons appel à tous les Bruxellois pour nous contacter s’ils veulent faire partie de cette aventure et créer une vraie programmation culturelle en 2030.
Il y a un an, vous évoquiez trois chantiers : la création d’un imaginaire bruxellois collectif, la création d’espaces urbains de rencontres et la participation/co-création en particulier avec les jeunes.
Oui, nous sommes encore en phase de préparation, pas de programmation, mais on veut créer des contenus et des coalitions qui les portent. Cet été, se tiendra une nouvelle Summer assembly (du 28 juin au 2 juillet aux Halles de Schaerbeek). Ce sera un vrai moment de partage autour de quatre grandes thématiques : l’Europe, l’imaginaire avec l’art et la culture, les grandes transitions qui attendent Bruxelles, et l’inclusion. Cela se passera en partenariat avec les deux grandes universités bruxelloises (ULB et VUB) et les deux réseaux des arts (RAB et BKO). Une programmation culturelle est prévue tous les soirs sur plusieurs communes bruxelloises, avec aussi une programmation night life. En septembre, il y aura la “coalition des jeunes” au Parlement bruxellois, avec une centaine de jeunes que nous sommes en train de rencontrer et à qui on pose les questions : c’est quoi votre ville de rêve ? Votre ambition ? Votre angoisse ? Quel rôle vous voyez vous jouer dans ce Bruxelles de demain ? Pour qu’ils échangent durant trois jours et nous donnent des propositions très concrètes qu’on s’engage à intégrer dans notre projet. Nous mettons en route des collaborations avec les grandes institutions culturelles dont, par exemple, une soirée autour de l’Europe culture et transition durable le 20 septembre à la Monnaie dans le contexte de la création mondiale du premier opéra de Bernard Foccroulle. Il y aura aussi un grand concert avec des collectifs bruxellois très jeunes à l’Ancienne Belgique, en lien avec la coalition des jeunes.
Vous ne voulez pas de grands bâtiments nouveaux ?
Nous n’allons pas importer de la culture prestigieuse pour donner un contenu, nous voulons partir de Bruxelles. Et il y a déjà Kanal qui ouvrira juste au moment et où se décidera au niveau européen le sort du dossier Molenbeek-Bruxelles 2030. Mais on pense aussi en termes de grandes échelles et de grands gestes : comme des grandes créations urbaines portées par des coalitions d’artistes et de citoyens qui résonneront autour des transitions de demain. On peut penser à la verdurisation nécessaire de la ville. Quand Leeuwarden aux Pays-Bas fut capitale culturelle en 2018, ils ont imaginé une forêt de mille arbres, qui a traversé la ville pendant trois mois ! La Documenta de Kassel, l’an dernier, fut un projet qui rompait avec l’idée d’une exposition assez classique et qui s’est transformé en un exemple de chantier de grandes créations culturelles, c’était mettre la ville au travail dans des échanges entre le local et l’international.
Fatima Zibouh, vous avez été choisie au terme d’un appel à candidatures que vous avez remporté, dit-on, haut la main. Vous avez effectué une thèse de doctorat à l’Ulg sur les expressions culturelles et artistiques des minorités à Bruxelles, et vous êtes une entrepreneuse sociale très dynamique. Qu’est-ce qui vous a poussé à postuler ?
Dès 2016, quand Rudi Vervoort, ministre-président, avait émis l’idée de Bruxelles soit capitale culturelle en 2030, j’ai été intéressée, car j’aime Bruxelles où je suis née et où mes grands-parents sont arrivés. C’est aussi l’amour de la culture qui m’a amené à ce projet, et l’amour de la diversité : on a cette chance de pouvoir voyager à travers le monde tout en restant dans la capitale. J’ai été d’emblée membre de la chambre de réflexion associée au projet.
Il y eut des réactions au fait que ce soit une femme portant le foulard qui représente Bruxelles...
Je voudrais surtout souligner la vague de soutiens positifs que j’ai reçus. Ma désignation a fait il est vrai l’objet de quelques propos racistes, sexistes ou islamophobes de gens qui ont du mal à ce que je sois un des visages de Bruxelles. Mais, si on se promène, si on prend le métro, on voit bien la diversité du public. J’ai envie de travailler à comment faire rayonner Bruxelles plutôt que de participer à des polémiques qui sont pour moi futiles. La question de mon look est une question personnelle et j’ai du mal quand certains hommes viennent me dire comment je dois m’habiller. Si j’ai envie de porter une mini-jupe, un décolleté ou un foulard, cela ne regarde que moi. Cela fait partie de ma liberté et quand on parle de l’Iran, je suis totalement solidaire de mes sœurs iraniennes qui mènent un combat pour la liberté de ne pas porter le voile. Il est inacceptable qu’un gouvernement oblige les femmes à porter le foulard comme il est inacceptable que des hommes interdisent à des femmes de porter ce qu’elles ont envie de porter.
Les accusations de “wokisme” (affirmer les droits des minorités) sont parfois proches du racisme...
Il y a une histoire longue de combats d’émancipation des minorités qui peuvent être, avec le combat des femmes, la moitié de l’humanité. Et à chaque fois que des femmes, des groupes LGBTQIA +, Black lives matter, se manifestent, cela suscite des crispations. Au sein d’un projet qui part de la diversité de Bruxelles, qui se projette dans l’avenir, qui est construit autour de la volonté de Bruxelles de prendre son destin culturel en mains, on ne peut qu’être en solidarité avec les combats émancipatoires de ces minorités tout en étant très clair aussi qu’on ne veut pas tomber dans le sectarisme ou dans la cancel culture. Notre projet est le combat pour un “nous” et pour des “espaces partagés”, mais nous comprenons qu’il faut aussi passer par une décolonisation et une déconstruction de certains espaces avant de pouvoir accéder à ces espaces partagés. Tout en sachant aussi qu’on est face à d’énormes transitions et crises à venir qui dépassent ces questions identitaires. Quand on évoque la crise écologique, on est tous dans le même bateau. On est convaincu que les artistes et les dynamiques culturelles ont un rôle clé à jouer dans ces autres grandes transitions comme la durabilité et la solidarité.
Il y a un an, on évoquait des accords possibles avec d’autres villes candidates au titre européen...
Cette fois, c’est l’Europe et le jury européen qui tranchera. Contrairement à Mons 2015 où le gouvernement fédéral avait fait le choix de ne soumettre à l’Europe qu’une seule candidature, la nôtre sera posée en compétition avec celles d’autres villes. Ce sera un beau challenge. Plusieurs villes se sont déjà déclarées. Tout indique donc que pour la première fois depuis longtemps cela se jouera comme cela se joue dans d’autres pays. Le gouvernement fédéral lancera un appel fin 2023 ou début 24, et toutes les villes belges qui voudront candidater pourront déposer un Bidbook et un jury européen prendra ensuite une décision en toute autonomie qu’il communiquera alors au gouvernement belge. C’est pourquoi Molenbeek porte une candidature pour un territoire bien plus large. Comme ce fut le cas à Marseille en 2013 où la ville entraînait toute la Haute-Provence. Partir d’un territoire fragile où une vraie transformation est possible c’est important. Notre projet se distinguera fortement des projets plus locaux des autres villes belges candidates qui montreront une vision plus homogène de la culture.