Philippe Sollers se disait “avant tout, un écrivain”
Figure de la scène littéraire française et du Tout-Paris depuis plus d'un demi-siècle, l'écrivain Philippe Sollers est décédé vendredi à l'âge de 86 ans.
Publié le 06-05-2023 à 12h55 - Mis à jour le 08-05-2023 à 17h23
Philippe Sollers – de son véritable nom Philippe Joyaux – vit le jour, au sein d’une famille aisée d’industriels, le 28 novembre 1936, à Talence, près de Bordeaux. Adolescent, il fut envoyé à Versailles pour ses études secondaires au cours desquelles la découverte du Lautréamont des Chants de Maldoror l’enchantera plus que tout. Dès 1957, il publie une nouvelle, Le Défi, dans la revue Ecrire dirigée par Jean Cayrol; ce texte lui vaut le prix Fénéon et se voit salué par François Mauriac dans son Bloc-Notes de L’Express : à 21 ans, les bravos d’un Nobel de littérature, cela compte et pas peu...
L’année suivante paraît son premier roman, Une curieuse solitude, qu’applaudit alors Aragon dans un vibrant article des Lettres françaises. En 1960, ayant abandonné ses études à l’université, il sera l’un des confondateurs (avec notamment Jean-Edern Hallier et le météorique Jean-René Huguenin) de la revue Tel Quel qui restera un temple de l’avant-gardisme pendant une vingtaine d’années.
Nouvelle Vague
Très vite, Sollers va s’imposer comme une figure des plus actives de la “nouvelle vague” des Lettres, comme le fut, dans les années 50, Alain Robbe-Grillet à la tête du “Nouveau Roman”, ce courant qui ne fut pas école. En 1961, prenant ses distances avec le récit psychologique, Sollers publie Le Parc que couronne le prix Médicis (notons qu’à part le prix Prince Pierre de Monaco au palmarès prestigieux - reçu en 2014, pour l’ensemble de son oeuvre- , il n’obtint jamais ni Goncourt, ni Renaudot ni Femina, et ne sera membre ni de l’Académie française ni de celle des Goncourt.) Son avant-gardisme littéraire va bientôt s’accentuer à travers des livres comme le formaliste Drame (1965) et des ouvrages qui s’inspirent des “carrés magiques” de la pensée chinoise comme Nombres en 1968 et Lois en 1972.
Maoïste
Dans ces années-là, Sollers se rapproche du marxisme. Maoïste même (ce dont il s’éloignera dès 1974), il n’avait pas soutenu le Simon Leys des Habits neufs du président Mao, paru en 1971, dénonçant le régime du tyran chinois; trente ans plus tard, Sollers fera son mea culpa: “Leys avait raison (...) C’est un analyste de premier ordre et ses livres sont une montagne de vérités précises”. En 1974, Sollers entreprit l’édification de son ambitieux Paradis , dont la publication, d’abord dans Tel Quel en feuilleton, s’étendra jusqu’en 1982.
Immensément cultivé (littérature, philosophie, musique, arts plastiques, psychanalyse, sociologie, etc.), Sollers, dans de très nombreuses études, se penchera sur des créateurs de multiples disciplines, passant de Mozart à Rodin, de Picasso à Fragonard, de Sade à Ezra Pound, de Rimbaud à Lacan, de Bataille à Francis Ponge, de Dante aux Impressionnistes, de Proust à Watteau, sans oublier James Joyce dont, avec Stephen Heath, il entreprit de traduire des passages de Finnegans Wake. Nombre de ces études seront réunies dans des volumes comme La guerre du goût en 1994, Eloge de l’infini en 2002, Fugues en 2012, etc.
Sollers ne cessera pas de surprendre: si des livres comme Nombres ou H (en 1973, qui ne compte qu’une seule phrase sans ponctuation) sont d’un accès à tout le moins “difficile” (captivant les uns mais semblant illisibles aux yeux d’autres), il va évoluer vers une littérature romanesque moins hermétique et non dénuée d’humour (dimension essentielle chez Sollers). Ainsi, touchera-t-il (enfin) un assez large public en publiant Femmes en 1983 (où l’influence de l’écriture de Céline est évidente), roman à clés où il examine les conséquences du féminisme à travers l’existence aventureuse d’un journaliste. S’ensuivront des romans, parfois d’autofiction, comme Portrait d’un joueur” (le mot “joueur” semble d’ailleurs convenir le mieux, s’il ne fallait qu’en choisir un, pour qualifier l’étourdissant, agaçant et infatigable Sollers), Les Folies françaises, Le Lys d’or, La Fête à Venise, Studio, Le Secret, Passion fixe, L’étoile des amants, L’éclaircie, Médium, L’école du mystère, Mouvement, Beauté, Centre paraîtront dès le milieu des années 80 et après 2000. Des romans où Sollers se met en scène plus ou moins directement. On lui doit également un volume de Mémoires, spirituellement intitulé Un vrai roman, paru chez Plon en 2007; et des biographies romancées de Vivant Denon (Le Cavalier du Louvre en 1995, Casanova l’admirable en 1998 et Mystérieux Mozart en 2001).
D’une fécondité littéraire éblouissante, Sollers fut l’une des personnalités influentes du monde éditorial germanopratin pendant des décennies, s’y faisant autant d’amis que d’adversaires. En 1967, il épousa l’écrivaine, sémiologue et psychanalyste d’origine bulgare Julia Kristeva dont il eut un fils né en 1975. Depuis 1958, il avait une liaison avec la romancière et essayiste belge Dominique Rolin (née en 1913, décédée à Paris le 15 mai 2012: il apparaît dans certains de ses livres sous le pseudonyme de Jim); elle et lui séjourneront chaque année à Venise; la correspondance qu’ils échangèrent – des milliers de lettres – parut chez Gallimard à partir de 2017.
L’oeuvre et la personnalité de Sollers firent l’objet de quelques ouvrages: citons, par exemple, le Sollers, écrivain de Roland Barthes (Seuil, 1979), le Philippe Sollers de Philippe Forest (Seuil,1992) ou le Philippe Sollers, vérités et légendes de Gérard de Cortanze (Chêne, 2001). On ne pourra surtout pas négliger ses recueils d’entretiens: Le rire de Rome (avec Frans De Haes en 1992), Vision à New York (avec David Hayman en 1981) et Contre-attaque (avec Franck Nouchi en 2016).
Séducteur et catholique
Séducteur, beau parleur, rusé, doué d’une intelligence à l’agilité vertigineuse, Philippe Sollers s’avouait catholique, affichant – à la surprise sans doute de plus d’un – son admiration pour les papes Jean-Paul II et Benoît XVI. Il déclara d’ailleurs qu’il lui était naturel d’entrer dans une église, d’y allumer un cierge et d’y prier. Critique littéraire (notamment, pendant des années, dans le supplément littéraire du Monde), Philippe Sollers fut aussi un éditeur, une tête chercheuse – même s’il n’eut pas le magistère d’un Jean Paulhan, d’un Georges Lambrichs ou d’un Maurice Nadeau. Non seulement à la tête de Tel Quel (avec l’appui des éditions du Seuil), il fut le créateur en 1983, chez Gallimard cette fois, de la revue L’Infini , nom qui serait aussi celui de la collection d’ouvrages qu’il y dirigea. C’est dans cette collection que parurent des dizaines de romans ou d’essais d’auteurs tels que Pierre Bourgeade, Dominique Aury, Louis Althusser, Conrad Detrez, Philippe Forest, Pierre Guyotat, Jean-Luc Hennig, Alain Jaubert, Marc-Edouard Nabe, Gabriel Matzneff, Philippe Murray, Dominique Noguez, Marcelin Pleynet, Alina Reyes, Jacqueline Risset, Alain Roger, Dominique Rolin, Chantal Thomas, tant d’autres encore. L’un d’eux, Jean-Jacques Schuhl, obtiendra le prix Goncourt en 2000 pour son roman Ingrid Caven paru dans la collection L’Infini.
Dans le recueil d’entretiens d’octobre 2015 à mars 2016 avec Franck Nouchi, Contre-attaque, paru chez Grasset, Philippe Sollers le précisait: “Je ne me suis jamais défini comme un intellectuel. Je suis avant tout un écrivain. La confusion, constante, vient de là (...) Je n’ai jamais voulu dire le bien social. Au contraire, j’insiste sur le moisi social à longueur de temps. En revanche, ce que la littérature peut penser m’intéresse passionnément.” Allusion à l’un de ses articles, La France moisie, publié dans Le Monde en 1999. En 2016, Philippe Sollers insistait: “Aujourd’hui, je ne sais pas quel mot il faudrait employer. La déliquescence étant devenue ce qu’elle est, on pourrait écrire peut-être La France suffoque.” Et d’ajouter: “Pour moi, la littérature est avant tout une école de liberté.” En 2016 encore, dans Complots qui parut chez Gallimard, Sollers constatait: “Plus la dévastation s’accroît, plus le disque dur de la littérature et de l’art, preuve de vastes complots positifs à travers le temps, remonte. L’avenir est là.”