Musique et intelligence artificielle : quid des droits d’auteur ?
L’utilisation des IA dans les chansons soulève des questions éthiques, artistiques mais aussi juridiques. On fait le point avec Sandrine Carneroli, avocate spécialiste en droits d’auteur.
Publié le 08-05-2023 à 10h29 - Mis à jour le 08-05-2023 à 11h14
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Quand l’artiste le plus écouté de la planète rejoint le rappeur numéro un des charts sur un titre, forcément, cela fait réagir. “Heart On My Sleeve” de The Weeknd et Drake cumule des millions d’écoutes en quelques jours. Seulement, aucune de ces deux superstars n’a enregistré le morceau : les voix ont été générées à l’aide d’une intelligence artificielle. Un succès qui fait immédiatement réagir la maison de disques Universal, qui représente les deux artistes. À sa demande, le faux duo est retiré de toutes les plateformes de streaming pour cause de violation de la propriété intellectuelle.
Depuis, des morceaux utilisant des voix artificielles ne cessent de se multiplier sur les réseaux sociaux. On peut ainsi entendre Kanye West reprendre le tube d’Eminem “Stan”, Kurt Cobain chanter du Blur ou découvrir album façon Oasis. Une grande partie de l’industrie musicale s’inquiète des dérives et d’une possible concurrence déloyale. Le groupe Massive Attack demande plutôt au milieu de se remettre en question. “Pourquoi est-ce que la musique actuelle est si homogène et formatée qu’elle est très facilement copiable ?”, s’interroge-t-il sur Twitter. La chanteuse Grimes, elle, prend les devants en donnant son accord pour l’utilisation de sa voix dans des chansons. Elle annonce vouloir partager 50 % des royalties des chansons créées de cette manière. La musicienne canadienne vient d’ailleurs de lancer son propre logiciel capable de générer sa voix.
De plus en plus d’artistes utilisent des intelligences artificielles dans leur travail. Selon une étude menée par le distributeur de musique Ditto, 60 % des artistes sondés font déjà appel à des IA pour composer de la musique. En parallèle, l’accès aux logiciels capables de générer des mélodies se démocratise. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour obtenir des musiques instrumentales. De nouveaux procédés qui soulèvent de nombreuses questions éthiques, mais aussi juridiques. Entretien avec Sandrine Carneroli, avocate spécialiste en droits d’auteur.
ll existe différents niveaux d’implication du droit d’auteur pour l’intelligence artificielle. Quel cadre légal existe-t-il dans le cas des IA génératives, capables de générer des œuvres ?
On appelle IA génératives, les IA qui utilisent un contenu existant pour générer un nouveau contenu, qu’il s’agisse de sons, d’images, de textes,… Ce sont ces intelligences artificielles là qui posent le plus de questions de droits d’auteur. Ces technologies ne sont pas de simples outils d’aide à la création mais sont capables de créer de manière autonome, en utilisant des données d’apprentissage. Dans ce cas, au niveau du droit d’auteur, il y a plusieurs types de questions. L’IA générative se base sur des contenus existant pour créer, que ce soit pour une image, un son, une vidéo… Elle va mouliner et analyser les contenus existant pour produire le contenu créatif demandé par l’utilisateur. On assiste à un important mouvement de contestation des auteurs qui estiment que ce processus porte atteinte à leurs œuvres qui se trouvent utilisées sans autorisation comme matériel d’entraînement. Plusieurs procès sont en cours aux États-Unis. Toutefois, en Europe, la pratique devrait être autorisée par les nouvelles exceptions de fouille de textes et de données (”Data Mining”) définies par la directive européenne 2019/790 du 17 avril 2019 et transposée en droit belge par la loi du 19 juin 2022. La technique devrait être également être validée aux USA, qui autorisent aussi le data mining pour un usage équitable (”fair use”) depuis le célèbre arrêt Google Books de 2015. L’exception de fouille de textes permet donc aux IA d’utiliser des œuvres protégées comme entraînement. Mais cette exception prévoit également que les auteurs peuvent s’y opposer. Les auteurs doivent alors le signaler expressément (”opt-out”). De plus en plus d’IA, comme StableDiffusion, invitent les artistes à se signaler. C’est ce que vient de faire Universal Music, qui refuse que son catalogue de chansons soit utilisé pour entraîner les modèles d’IA.
Quels sont les droits autour de l’objet créé par une intelligence artificielle ?
Ce n’est bien entendu jamais l’IA qui sera titulaire des droits, mais bien la personne qui utilise cette IA pour générer un contenu. Toutefois, la question qui se pose alors est de savoir si des droits peuvent être revendiqués sur un contenu généré par une technologie à partir de créations qui préexistent. Pour qu’une œuvre soit protégée par le droit d’auteur, il faut qu’elle soit originale. L’originalité suppose que l’auteur fasse des choix qui lui sont personnels. Il doit marquer l’œuvre de sa personnalité. Certains estiment que la marge de liberté de création de l’utilisateur d’une IA est restreinte et l’empêche de faire œuvre originale. Les tenants de cette thèse font valoir que l’utilisateur ne pose pas de choix personnel car c’est la technologie qui génère le contenu. Il s’ensuit qu’en l’absence d’originalité, il n’y a pas d’œuvre protégée par le droit d’auteur. Cependant il me semble qu’on ne peut pas systématiquement affirmer que l’utilisateur de l’IA soit inactif. Bien souvent, pour générer son œuvre, il va donner des instructions à l’IA, généralement sous forme de liste (parfois très longue) de mots-clés. Cette sélection de mots-clés et son agencement devraient permettre de caractériser l’originalité nécessaire pour bénéficier de la protection du droit d’auteur.
Les droits voisins permettent aux artistes-interprètes de s'opposer à l’utilisation de leurs prestations vocales sans leur autorisation.
Les voix des artistes sont-elles protégées par le droit d’auteur ?
La voix n’est pas une création ni une œuvre. Chaque personne a une voix particulière. La voix est un droit de la personnalité, comme l’image d’une personne. Mais les voix des artistes-interprètes, chanteurs ou comédiens, sont aussi protégées par ce que l’on appelle les droits voisins, une réglementation très proches du droit d’auteur. Les droits voisins permettent aux artistes-interprètes de s’opposer à l’utilisation de leurs prestations vocales sans leur autorisation. Comme pour le droit d’auteur, les droits voisins connaissent une exception de fouille de textes et de données ce qui signifie que, sauf si l’artiste a marqué son opposition expressément, l’IA pourra se “nourrir” des prestations vocales existantes pour générer un nouveau contenu.
Si demain quelqu’un souhaite sortir une chanson avec une fausse voix de Paul McCartney générée par une IA, c’est donc autorisé ?
Il ne faut pas perdre de vue que la règle générale est la liberté de copie. Le droit d’auteur est un régime d’exception, comme tous les autres droits intellectuels. Pour comprendre la limite autorisée, on peut faire un parallèle avec les images. On peut demander à une IA de créer des images “dans le style de”. Par exemple une peinture dans le style de Picasso. Un style, un genre ou une idée ne sont pas protégés par le droit d’auteur. Ce dernier protège une création particulière, mise en forme. Tout le monde peut dessiner à la manière de Picasso. Personne ne peut, par contre, reproduire un tableau du peintre sans l’autorisation des titulaires de droit.
Pour la voix, tout dépend dans quelles conditions l’imitation sera utilisée. S’il s’agit de générer une fausse voix pour créer chez l’auditeur une “confusion d’apparence”, la technique sera illégale. En revanche, s’il s’agit de faire une parodie ou une caricature, la technique devrait être autorisée. Il ne faut donc pas laisser planer la confusion en faisant passer l’enregistrement généré par l’IA pour un vrai morceau chanté par Paul McCartney. Et c’est bien le nœud du problème avec l’IA : la manière dont on va l’utiliser est primordiale. Éthiquement, on peut se demander si un artiste utilisant l’IA n’a pas une obligation de le signaler afin d’informer son public. Il y a sans doute un travail de réflexion qui doit être fait autour de la diffusion et de la commercialisation de l’IA pour éviter les utilisations abusives et trompeuses. Cela rejoint la problématique des deepfake.