Céline s’est inventé un Moyen Âge

Deux récits retrouvés révèlent sa nostalgie du monde merveilleux de l’enfance.

Jacques Franck
Pour Alban Cerisier, "avec Céline, on est chez le Breughel tantôt du 'Triomphe de la mort' tantôt des 'Jeux d'enfants'".

Au cours du mois d’août 2021, coup de théâtre : le journaliste Jean-Pierre Thibaudat reçoit d’une source anonyme quelque 6 000 feuillets de la main de Louis-Ferdinand Céline. L’écrivain les avait abandonnés dans son appartement parisien lorsque, le 17 juin 1944, craignant d’être malmené à la libération de Paris en raison de ses prises de position antisémites et pro-hitlériennes, il s’était enfui en Allemagne avec sa femme Lucette et son chat Bébert. Il mourut en 1961 en croyant qu’on les lui avait volés. Et voilà qu’ils revenaient à la surface.

Talent romanesque unanimement admiré

L'ensemble comprenait des pages non publiées du Voyage au bout de la nuit (1932), le manuscrit original de Mort à crédit (1936), 600 feuillets inédits de Casse-pipe, ainsi que deux romans plus ou moins complets (Guerre, qui voit Ferdinand, le double romanesque de Céline, blessé sur le front belge en 1915, être transporté à Ypres et plus tard là Londres, et Londres, la suite du roman précédent), et deux manuscrits : La légende du roi René et La volonté du roi Krogold.

La découverte de cet ensemble fit sensation. Quels que soient les sentiments de détestation que peuvent inspirer ses pamphlets antisémites, tels Bagatelle pour un massacre, 1937, L'École des cadavres, 1938, Les Beaux draps, 1941, son talent romanesque est presque unanimement admiré et son "rôle décisif dans l'histoire du roman moderne" (George Steiner) reconnu. Sait-on que, dans son roman Sur la route (1957), Jack Kerouac, un des initiateurs de la Beat Generation, fait référence au Voyage au bout de la nuit alors qu'il se trouve dans un tramway à Detroit ?

Un Moyen Âge imaginaire

Après Guerre et Londres en 2022, Gallimard publie aujourd'hui le dactylogramme intitulé Légende du roi René (1933) et le manuscrit inachevé de La volonté du roi Krogold (1939-1940). Ces deux récits déroulés dans un Moyen Âge imaginaire tranchent sur les autres ouvrages de Céline ancrés dans son époque et son vécu : la guerre, le capitalisme, industriel, les juifs, les pauvres, etc.

En effet, on y voit tantôt le roi René (qui s’appellera ensuite Krogold) affronter et blesser à mort le prince félon Gwendor auquel la sainte ville de Christianie s’est rallié, tantôt le trouvère Thibaut rejoindre le Roi et partir en croisade avec lui. Autour d’eux des princesses, un évêque, un bourreau, des chevaliers errants, des filles de joie, etc.

Dans son introduction, Véronique Chovin, qui a établi cette édition, estime que cette "légende gaélique" occupe un caractère central dans l'œuvre de Céline, méconnu jusqu'ici. Elle révèle, en effet, son goût pour le merveilleux et la nostalgie d'une enfance "vécue et rêvée comme un paradis perdu". Où figurent aussi bien sa grand-mère Caroline que les livres pour enfants du début du XXe siècle. Et qui compensent sans doute ce qu'il fait dire par Thibaut aux filles d'un bordel : que "la mort est la vérité des hommes dans le monde, (que) la vie n'est qu'une ivresse, une pourriture immense".

C'est aussi l'avis d'Alban Cerisier qui, dans un passionnant appendice, constate qu'avec Céline on est chez le Breughel à la fois du Triomphe de la mort (1562) et des Jeux d'enfants (1560). Ne l'a-t-il pas cité comme un des principaux inspirateurs du Voyage au bout de la nuit avec Balzac et Freud ? Le Moyen Âge qu'il s'invente, c'est le monde de l'enfance avec ses contes et légendes, "c'est tout simplement le goût du merveilleux, de la joie créatrice, celle dont l'éducation castratrice a privé des générations d'enfants au nom de la raison et de la morale". D'où, par ailleurs, son admiration pour la langue de Rabelais, celle d'avant le classicisme du XVIIe siècle, qu'il s'efforça de retrouver en introduisant dans son écriture du langage parlé, de l'argot et… ses fameux points de suspension !

--> ★ ★ ★ Louis-Ferdinand Céline | La volonté du roi Krogold suivi de La Légende du roi René | Récits | Gallimard, collection "Blanche", 320 pp. 22 €, numérique 16 €

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