Julie Wolkenstein part à la recherche de son petit frère mort
"J'avais dix-huit mois lorsque mon petit frère est né, le 5 décembre 1969 et presque vingt mois lorsqu'il est mort le 2 janvier 1970" écrit l'autrice française dans "La Route des Estuaires"
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Publié le 18-05-2023 à 09h00
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Dans la vision humaine, la tache aveugle est un point au centre de la rétine qui ne peut voir, mais toute la vision tourne autour de lui. La Route des Estuaires, le nouveau livre de Julie Wolkenstein, s'apparente à cela.
L'écrivaine et professeure de littérature comparée à l'université de Caen, traductrice de Scott Fitzgerald, fille aussi de l'écrivain et journaliste au Monde Bertrand Poirot-Delpech, commence son récit par la "fuite" de la famille à l'annonce du premier confinement, dans une Fiat 500 vers la maison familiale à Saint-Pair-sur-Mer dans la Manche. Pour y arriver, il faut emprunter un bout d'autoroute appelé Route des Estuaires. Son projet initial était de raconter ses souvenirs à partir de cette voie tant de fois empruntée. Dans des premiers chapitres un peu désarçonnants car volontairement saturés de parenthèses et de digressions, y compris savantes (savez-vous ce qu'est un prolepse préparatoire ? Julie Wolkenstein vous l'expliquera) ou cinématographique évoquant The Walking Dead, elle tourne autour de ce point aveugle. Elle se souvient de sa jeunesse, des fêtes dans un lieu appelé Marolles.
Et puis surgit le rappel du drame : "J'avais dix-huit mois lorsque mon petit frère est né, le 5 décembre 1969 et presque vingt mois lorsqu'il est mort le 2 janvier 1970". Il s'appelait Eric et était ce jour-là sous la garde d'une baby-sitter occasionnelle qui n'a pas pu empêcher une chute mortelle.
Silence et déni
Julie Wolkenstein se trouve devant une énigme qu'elle essaiera de résoudre dans toute la suite du livre. Comment une petite fille - elle-même - a vécu le triple choc de la naissance d'un petit frère, puis sa mort un mois plus tard, puis le chagrin de parents forcément bouleversés. "Je suis censé ne m'être aperçue de rien", écrit-elle. "Il n'y a jamais eu de photographie de ce petit frère exposée nulle part dans l'appartement. Personne n'en parlait jamais."
Les causes de la mort du bébé sont claires. Alors Julie Wolkenstein relit les albums rouges remplis par ses parents, elle épluche les vieux numéros du journal Le Monde pour voir si le drame avait influencé les articles de son père. Elle remarque que c'est peu après la mort d'Eric que les journaux parlaient de l'avalanche meurtrière sur le chalet de l'UCPA à Tignes, là où la famille allait skier.
Elle retrouve Maryvonne à Binic, leur nurse, celle qui avait exceptionnellement laissé le bébé à la baby-sitter. Maryvonne avait eu vingt ans quand elle avait découvert Paris en 1968. Mais cette enquête est par essence vaine. "Le silence ou le déni" que sa mère lui a opposés jusqu'à aujourd'hui, "j'aurais dû les comprendre, étant, comme elle, de ces mères qui n'ont pas envie de montrer leurs souffrances à leurs enfants."
Julie Wolkenstein gardera toujours ce passé inaccessible mais qui l'a forcément marquée. "Il est possible que je n'ai rien dit, et il est surtout naturel que personne - ni ma mère ni Maryvonne - ne se souvienne de signes qui auraient pu les détromper." "Cette fillette en robe vieux rose […] est un témoin sans mémoire, et aucune enquête ne la lui rendra." Que garde-t-on de son passé ? Qu'a-t-on refoulé ? Le fils de l'écrivaine lui avait dit : "J'ai fait des cauchemars sur le thème de l'impermanence des choses." Dans ce beau récit, la mort du petit Eric se trouve sur le fil entre la permanence du choc et l'impermanence du souvenir.
--> ★ ★ Julie Wolkenstein | La Route des Estuaires | Récit | P.O.L., 143 pp. Prix 17 €
EXTRAIT
"Cette photo d’Eric, une fois développée, s’était, m’a-t-il donc raconté bien plus tard, révélée défectueuse. Un problème, avec le flash peut-être, avait substitué une tache blanche au nourrisson dont on ne voyait que le berceau."