"Mieux vaut le cancer que l’harmonie" écrivait Fritz Zorn
Nouvelle traduction du livre culte du Suisse Fritz Zorn, "Mars", accompagné d’une préface de Philippe Lançon.
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Publié le 19-05-2023 à 09h00
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Dans la foulée de mai 68 qui avait révélé le malaise de toute une jeunesse secouant les traditions bourgeoises et poussiéreuses, était publié en 1977 un livre devenu culte, Mars, œuvre unique du Suisse Fritz Zorn, mort d'un cancer à Zurich en 1976, à 32 ans.
Ce sont les confessions méticuleuses d'un mal-être profond. Il meurt, écritt-il, d'un "cancer de l'âme" autant que d'un cancer physique. Il meurt, ajoute-t-il, "de ne jamais avoir aimé".
Quarante-cinq ans après la sortie du livre, celui-ci paraît dans une nouvelle traduction par Olivier Le Lay qui démontre que Mars reste un objet littéraire saisissant, une rare autobiopsie au scalpel.
Dans sa préface, Philippe Lançon, auteur du magnifique récit Le Lambeau , parle d'un "exploit littéraire" et du mal de Fritz Zorn comme de "la prohibition du désir".
Le tout début du livre le résume d'emblée : "Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je suis issu d'une des toutes meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich qu'on nomme aussi la Rive dorée. J'ai reçu une éducation bourgeoise et me suis montré sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, aussi suis-je sans doute affligé de lourdes tares héréditaires et détérioré par mon milieu. Bien entendu, j'ai aussi le cancer, ce qui découle logiquement de ce que je viens de dire."
Soledad
Suit alors la longue confession d'un jeune homme solitaire qui s'emploie à donner le change : il n'a que de bonnes notes, sauf pour le cours de gymnastique qu'il déteste car il est "mal dans sa peau". Il joue un personnage original, méprisant les plaisirs charnels, ne donnant jamais son avis sur rien. Comme le voulaient ses parents qu'il juge responsables de tous ses maux, il n'a le droit de ne s'intéresser qu'aux "choses élevées", et le flirt et la sexualité lui semblent indignes.
Son éducation rigide l'empêche de formuler ses désirs et sentiments profonds. Et il ne se sent pas autorisé à se plaindre. Il s'emploie à cacher sa profonde dépression : "Je n'avais pas la plus petite raison d'être triste ; et c'est en cela que mon affliction différait de celle des autres, en cela qu'elle revêtait un caractère anormal." "Plus j'étais déprimé en mon cœur, plus j'affichais à l'extérieur un visage rayonnant."
À l'université où il suit des cours d'espagnol qui l'amènent ensuite à enseigner cette langue, il connaît tout le monde mais n'a ni ami ni a fortiori de petite amie. Il reste des heures à la cafétéria à boire des cafés ou à écrire sur des pages les mots tristeza et soledad.
Larmes refoulées
Après cette éprouvante description de ses tourments, arrive le moment où il raconte quand il a remarqué une tumeur à son cou qu'il associe immédiatement à son mal-être. "Je considérais que la tumeur renfermait des 'larmes ravalées'. C'était comme si toutes les larmes que je n'avais pas pu - et n'avais pas voulu - verser dans ma vie s'étaient rassemblées dans mon cou pour former cette tumeur."
Le vrai nom de Fritz Zorn était Fritz Angst. Il a remplacé son nom qui signifie 'Angoisse' par un pseudonyme signifiant 'Colère'. Et c'est ainsi qu'il juge le cancer comme une "maladie de l'âme", une maladie psychosomatique. "Le corps détruit la vie humaine quand cette vie n'aspire pas du tout à être vécue."
"Quiconque s'est montré gentil et sage toute sa vie durant ne mérite pas autre chose que d'attraper le cancer". Il voit même dans sa maladie un moindre mal, lui permettant - enfin - de mettre une cause objective à sa névrose.
Fritz Zorn termina son récit le 17 juillet 1976 par ces mots : "Je me déclare en état de guerre totale". Il mourut le 2 novembre suivant, le jour même où il reçut l'accord d'un éditeur allemand pour le publier.
Kafka définissait la littérature comme "la hache qui brise la mer gelée en nous". Alors, Mars est un très grand livre. Et en 2023, ce témoignage, malgré ses redondances parfois lassantes, reste à méditer.
--> ★ ★ ★ ★ Fritz Zorn | Mars | traduit de l'allemand (Suisse) par Olivier Le Lay, préface de Philippe Lançon, Gallimard, 318 pp., 22 €
EXTRAIT
"Mon existence toute entière avait été une erreur. Depuis ma prime jeunesse, mes actes et mes décisions n’avaient donc pas été dictées en première ligne par le bon sens, mais précisément par les troubles mentaux dont j’étais affecté."