Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon: “Je vais devoir faire attention à ne pas programmer trop de Belges!”
Premier étranger à diriger le grand festival fondé par Jean Vilar, le dramaturge et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues nous a confié sa vision pour le Festival d’Avignon, les valeurs pour lesquelles il se bat, l’évolution du public, ses liens avec la Belgique…
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- Publié le 27-05-2023 à 17h58
- Mis à jour le 30-05-2023 à 15h07
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Nommé le 5 juillet 2021 pour succéder à Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues, ex-directeur artistique du Teatro nacional D. Maria II, à Lisbonne, habite désormais dans la cité des papes depuis un an.
De passage en Belgique récemment, pour découvrir entre autres Angela de Susanne Kennedy au Kunstenfestivaldesarts et Antigone in the Amazon de Milo Rau au NTGent – spectacles présentés en juillet au Festival –, le dramaturge et metteur en scène portugais a pris le temps d’une conversation. Pour clore l’édition 2023, le 25 juillet, il donnera dans la cour d’honneur une séance unique du merveilleux spectacle By Heart.

Diriger le Festival d’Avignon, c’est s’inscrire dans l’histoire. De quelle manière le faites-vous? Voulez-vous revenir à l’esprit de Vilar, d’une grande manifestation populaire?
Je suis très inspiré par plusieurs visions, de Vilar à aujourd’hui. La mienne, c’est que le changement se fait en douceur, en interprétant une mémoire, en ajoutant des nouveautés progressivement. Et surtout je m’appuie sur la capacité d’une équipe à soutenir la mission de service public d’un festival international aujourd’hui. Parfois ce sont les artistes qui, plus encore que les directeurs, marquent la vie des festivals.
On retrouve des artistes que programmait le tandem Baudriller-Archambault: Anne Teresa De Keersmaeker, Philippe Quesne…
En effet. Mais aussi des personnalités marquantes des 10 dernières années: Julien Gosselin, Krystian Lupa… On parle des arts vivants, il faut qu’ils le soient encore! C’est ainsi que, même si l’édition 2023 est marquée par des retours importants, les trois quarts des artistes au programme viennent pour la première fois au festival. La mémoire, c’est déjà du patrimoine: du connu, du reconnu, du familier. Cela vaut s’il y a aussi de la découverte. Je défends l’idée que c’est dans les lieux de mémoire qu’on peut bâtir les laboratoires du neuf.
Une langue “star” à chaque édition du Festival d'Avignon
Vos choix d’artistes étrangers sont un geste d’ouverture…
Une partie de la société française croit en l’international, à l’autre. En me mettant au service du festival, je me bats pour ces valeurs-là. Sans oublier que le festival est aussi extrêmement important pour la création française et francophone. C’est un équilibre capital à trouver, à maintenir, un aller-retour constant.
L’une des nouveautés que vous amenez est d’inviter une langue à chaque édition. L’anglais ici…
Faire cela permet de donner accès à la création des pays qui parlent cette langue, aux idées des protagonistes. C’est également une façon de donner à connaître, aux pros anglophones en l’occurrence, la création française, grâce aux surtitres.
Et après l’anglais?
On vise un équilibre entre des langues dites globales et d’autres – souvent avec une histoire complexe de colonisation, de domination, de tension – y compris éventuellement non européennes, ou très locales. On verra combien d’années cette idée va durer; à ce stade, l’horizon est de quatre ans. L’idée est, en tout cas, de proposer une expérience de festival plus riche. On a sorti un programme bilingue, on planche sur la signalétique. Ça crée un débat, dans lequel je me positionne en disant que c’est un festival en France mais un festival du monde.
Aller au théâtre implique de se retrouver parmi des inconnus dans des lieux parfois inconfortables, en consacrant du temps et de l’argent à une chose dont on ignore si elle nous plaira. Tout cet effort pour un mystère!
Ouvrir en cour d’honneur par “Welfare” de Julie Deliquet, d’après le documentaire de Frederick Wiseman, affirme une position forte.
Tout part de l’énorme singularité du travail de la metteuse en scène: sa méthode, son implication de la troupe, ses influences multiples, son écriture de scène. Et son attachement constant à la liberté des interprètes. C’est un vrai défi artistique. Avec cette création, le Palais des papes est transformé en centre d’aide sociale. C’est un symbole pour la France, pour les arts vivants. Un mariage très avignonnais entre proposition esthétique et engagement social, avec la dimension d’un théâtre qui n’est pas aveugle aux injustices du monde mais garde ses ambiguïtés.
Arriver à cette position, dans le contexte politique français actuel, en pleine crise des démocraties, qu’est-ce que cela représente pour vous?
Je suis très clairement quelqu’un qui se bat contre l’érosion que les mouvements antidémocratiques font subir aux valeurs de la démocratie. C’est une des grandes questions de notre temps en Europe pour ma génération.
J’ai 46 ans. Né trois ans après la révolution des œillets, j’ai toujours vécu en démocratie. On vit un moment crucial – pas seulement pour un Portugais qui arrive à Avignon pour diriger un grand festival international, mais pour quiconque en Europe estime que la menace et le pouvoir d’extrême droite méritent d’être combattus. Contre la polarisation du débat, qui est une simplification, l’art et les arts vivants en particulier ont le rôle de gardiens de la complexité et de la liberté de création.
On voit d’ailleurs que le public, malgré les crises qui s’enchaînent, continue de venir au théâtre, et en nombre!
Et le contexte rend ce geste encore plus politique voire révolutionnaire que du temps de Sophocle, Shakespeare ou Racine. Dans une société où le discours dominant incite au moindre effort en partant du principe que tout vient à nous, aller au théâtre implique de se retrouver parmi des inconnus dans des lieux pas forcément confortables, en consacrant du temps et de l’argent à une chose dont on ignore si elle nous plaira – à l’inverse du supermarché où on achète le yaourt qu’on aime. Tout cet effort pour un mystère!
C’est pourquoi l’assemblée humaine des arts vivants reste, pour moi, une expérience indispensable. Si on considère la possibilité lointaine d’un échec de ces combats – à savoir la fin du théâtre de service public, qui est une menace pas seulement théorique –, je suis sûr que le théâtre existera encore. La grande question à se poser, dès à présent, est de savoir comment nous voulons, en tant que société, nous mettre en contact avec ce théâtre.
“Le public redécouvre l’importance d’aller dans les salles”
La grande bataille, c’est donc à la fois le soutien à la création et l’accès à cette création. Comment, en contexte de crises à répétition, mener cette bataille?
Oui. Les artistes doivent être défendus avec intransigeance. Par ailleurs la crise du covid a montré la fragilité et la nécessité de se retrouver ensemble. Le Kunsten a déjà vendu maintenant [premier week-end du festival, au moment de cet entretien] plus de billets qu’à la fin de l’édition précédente. À Avignon l’an dernier, on avait 15% du public qui venait pour la première fois. Et on récupérait les chiffres de 2019… Il y a bien un public qui redécouvre l’importance d’aller dans les salles.
Qui redécouvre ou découvre… Vous avez mis en place un accompagnement “Première fois”…
C’était déjà ma politique comme directeur artistique du Théâtre national Dona Maria II, à Lisbonne, avec l’idée de fidéliser les premières fois. La priorité, dans ce processus, c’est le public qui ne se définit pas encore comme tel, qu’on va rencontrer hors des espaces de culture, dans les transports, les commerces… Et la jeunesse, pour qui le frein économique est considérable. L’entre-soi existera toujours, mais un accès de plus en plus démocratique aux arts s’ouvre. Il faut du temps. Si on n’est pas capable de parler aux personnes qui, pour quelque raison que ce soit, ne sont pas encore allées au festival – alors qu’un ticket de spectacle est bien moins cher qu’un billet de concert ou de grand événement sportif, pourtant considéré comme ultra-populaires –, c’est la comédie de la démocratie.

Qu’est-ce qu’un bon spectacle pour Avignon?
Quelle question!… Déjà c’est une promesse. Un bon spectacle n’existe pas encore. Ça exige une prise de risque, une confiance accordée à l’artiste. Reconnaître que le prochain geste artistique de cette personne vaut d’être partagé. Et puis – ça je l’ai appris maintenant, alors que je viens d’un théâtre de création –, le Festival d’Avignon c’est pendant près d’un mois une concentration d’énergies et de moyens où on engage la prise de risque du public, de dizaine de milliers de personnes! Tout cela avec chaque fois une promesse artistique, une compagnie, un rêve dont on croit qu’il mérite d’être partagé. Pas seulement un futur spectacle mais des idées, des projets qui ont la capacité de dialoguer avec des espaces, des lieux qui ont une histoire, la leur et celle des créations qui y ont pris place, qui s’impose dans l’imaginaire. À Avignon il y a une atmosphère, une intensité, une trépidation.
“Les Belges, c’est mon école!”
L’histoire, c’est aussi remontrer une pièce comme En atendant, d’Anne Teresa De Keersmaeker, au cloître des Célestins, là où elle a été créée en 2010 – en plus de sa nouvelle création Exit Above. Votre lien avec les Belges est très fort…
Les Belges, c’est mon école! [Tiago Rodrigues a fait ses débuts au théâtre, à 20 ans, avec le collectif anversois Tg Stan, dont fait partie Jolente De Keersmaeker]. Frie Leysen [la fondatrice du Kunstenfestivaldesarts] m’a énormément inspiré et beaucoup appris, quand j’étais bien loin de même imaginer diriger un festival. Une des particularités de la Belgique, outre cette double culture flamande et francophone, c’est une concentration d’invention d’esthétiques qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. Il faut d’ailleurs être vigilant à ne pas avoir trop de Belges dans une programmation [rires]. Anne Teresa De Keersmaeker, c’était une évidence, un nom important du festival. J’ai travaillé à Parts, je connais son langage de l’intérieur. Son travail me passionne.
L’autre Belge du In, c’est Patrick Corillon, dans un genre totalement différent. Une surprise!
“Totalement autre chose” pourrait être le tatouage de l’équipe de programmation! Je trouve incroyable qu’il soit encore si inconnu du circuit français. Patrick Corillon est un poète du détail, avec une énorme singularité, une humanité dans l’échelle des propositions, une tendresse imaginative. Il est sans équivalent. Difficile de dire de qui il serait l’enfant… La Belgique en effet est représentée dans cette édition avec une grande amplitude.
Cette pluralité des esthétiques fait partie de l’expérience du festival. Dès 1967, Vilar invite Lavelli, Godard, Béjart. Sans renier le théâtre populaire, il saute vers l’ouverture esthétique totale. Je suis fidèle à cette idée d’offrir un grand contraste. Une dimension qui nous tient très à cœur est que des artistes avec déjà un parcours solide, une grande reconnaissance dans leur pays – comme Susanne Kennedy, Tim Crouch ou Patrick Corillon – soient une découverte dans le paysage français.
- Festival d’Avignon, 77e édition, du 5 au 25 juillet – www.festival-avignon.com