Les rêves trop grands d’une jeune femme envieuse
Emma Cline dresse le portrait d’une "invitée" prête à tout pour intégrer la classe sociale qui la fascine.
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- Publié le 01-06-2023 à 14h00
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À Long Island en cette fin août, l’heure est à la nonchalance. Depuis deux semaines, Alex, une jeune femme de vingt-deux ans, est l’invitée de Simon, dont la résidence d’été est à la hauteur de son standing d’homme qui a réussi. Jolies robes, bijoux, sacs : jusque-là, il l’a gâtée. Mais tout bascule sur un faux pas, et la voilà reconduite à la gare. Or Alex sait que rien ne l’attend à New York. Elle n’a plus d’appartement, elle craint de revoir Dom qui la harcèle sans relâche, elle a peu de ressources. Aussi décide-t-elle de rester dans les parages, comptant sur son exceptionnelle capacité à s’adapter à tous et à toute situation.
Depuis qu’elle a quitté sa ville natale pour rejoindre New York avec des rêves trop grands, elle a patiemment appris. Désormais, être celle que l’autre attend qu’elle soit est un art qu’elle maîtrise tant qu’elle reste concentrée. Car tenir un rôle n’est pas de tout repos, et la peur d’être démasquée la maintient dans un état de qui-vive permanent.
Déterminée et audacieuse
Si le conte de fées qu’elle s’est imaginé semble avoir pris fin, pas question pour elle de retourner à sa vie miséreuse. Elle va dès lors tenter le tout pour le tout avec un objectif : survivre aux quelques jours qui la séparent de la fête que Simon doit donner à l’occasion de Labor Day, à laquelle elle compte le surprendre de sa présence.
Déterminée et audacieuse, c’est en caméléon qu’Alex va dès lors se faufiler dans les vies de ceux qu’elle croise, saisissant la moindre opportunité comme la bouée lui permettant de continuer à surnager. Elle vole un objet ou quelques billets ici ou là (mais seulement ce qui passe inaperçu), manie le mensonge comme le flou avec aplomb pour servir l’histoire qui la rendra fréquentable. Et les antalgiques sont là pour lui permettre de prendre de la distance avec les difficultés qui ne manquent pas de surgir.
Pure et innocente
Enfiler le costume de cet avatar qui fait d’elle une fille fraîche, pure et innocente qui évolue aisément dans un microcosme clinquant où l’argent coule à flots lui permet d’effacer les tristes contours de sa vie réelle. Pour autant, il y a une forme d’aveuglement dans l’entêtement d’Alex à noyer celle qu’elle est pour intégrer un monde hors de sa portée. Un monde qui, vu de l’intérieur, se révèle in fine peu attrayant : solitude, faux-fuyants, duplicité, vacuité et enfants livrés à eux-mêmes constituent le quotidien de ceux qu’elle envie.
Après de fracassants débuts avec The Girls , dans lequel elle s'intéressait avec acuité à l'irrésistible attraction que peut exercer un groupe sectaire sur des ados, et Harvey (2021), qui se plongeait avec audace et sang-froid dans la tête d'Harvey Weinstein pendant les heures de déni précédant le verdict de son procès, Emma Cline continue ici d'ausculter les sombres replis d'une réalité alternative. Sur ces quelque 300 pages tendues à l'extrême - le fil sur lequel évolue Alex pouvant se rompre à tout instant -, la romancière américaine nous offre une bouffée d'adrénaline pure. On en redemande !
--> ★ ★ ★ Emma Cline | L'invitée | Roman | traduit de l'anglais par Jean Esch, La Table Ronde, 313 pp., 23 €, numérique 17€
EXTRAIT
"Elle avait l'habitude de s'effacer, de faire comme si les choses qui étaient en train de se produire n'étaient, en fait, pas en train de se produire."