À l’affût de la truite, oublier qui l’on est

Peter Heller mêle avec une grande habileté ‘nature writing’ et thriller dans "Le Guide", qui fait suite à "La Rivière".

L'ode à la pêche que se révèle "Le Guide".
L'ode à la pêche que se révèle "Le Guide". ©Copyright (c) 2016 Rocksweeper/Shutterstock. No use without permission.

Jim Harrison, John Gierach, John D. Voelker, Pete Fromm… La famille des écrivains-pêcheurs ou célébrant la pêche, à laquelle appartient Peter Heller, est prestigieuse. Après La constellation du Chien (2013), Peindre, pêcher et laisser mourir (2015), Céline (2019) et La Rivière (2021), ce dernier nous revient avec Le Guide, qui alterne avec audace moments d'immersion intense dans la somptueuse nature du Colorado et tension dramatique, joies partagées et atmosphère toujours plus menaçante.

Le Guide n'est autre que Jack, qui fut l'un des deux étudiants et personnages principaux de La Rivière . Peter Heller les confrontait alors à d'éprouvants pics de stress alors que le duo prenait une pause, le temps de deux semestres : ils avaient décidé de s'offrir "un périple sans date d'arrivée prédéterminée", en canoë, sur le mythique fleuve Maskwa, dans le Nord du Canada. Mais nul besoin d'avoir lu La Rivière pour apprécier Le Guide.

L'on retrouve Jack alors qu'il vient d'arriver au Kingfisher Logde, luxueuse infrastructure accueillant des clients fortunés dans un canyon du Colorado. Toujours marqué par le traumatisme qu'il a enduré, Jack entend prendre là un peu de distance avec son père et leur exploitation familiale. Il débarque au mois d'août pour remplacer le guide qui l'a précédé, parti en cours de saison dans des circonstances troubles. "Nouveau taf, deux mois dans l'eau jusqu'aux genoux. On peut pas rêver mieux", se murmure Jack à lui-même. Peter Heller ajoute : "Il faillit même y croire".

Détails intrigants

"Pouvait-on rêver mieux ? C'était son mantra, ce qu'il se répétait à l'envi les heures passant et alors qu'il tentait de garder le regard affûté et l'esprit clair. Si ce n'est ouvert, au moins solide." L'endroit paraît idyllique. Et la cliente qu'il doit emmener pêcher, la chanteuse à succès Alison K., est aussi séduisante que sympathique. Rapidement pourtant, la majesté du décor ne suffit pas à masquer la sensation d'hostilité. Alors qu'entre Jack et Alison l'entente est parfaite, leur environnement ne cesse ainsi de révéler signes et détails intrigants. Entre intimidations et violence larvée, le jeune homme ne peut s'empêcher de se sentir captif. On n'en dira pas plus, sinon qu'Alison K. - artiste au courage et à la curiosité salvatrices, qui n'a rien de la star capricieuse et hautaine - et Jack - "dont le passé se dérobait sous ses pieds et qui n'avait aucune idée de comment aborder l'avenir" - n'auront d'autre choix que d'allier leurs forces pour réagir à la monstrueuse réalité qui est celle du Kingfisher Lodge.

"Il avait découvert que la pêche était moins un moyen de se distraire que de se reconnecter : à ce qu'il y avait de mieux en lui, à une discipline qui exigeait de garder ses sens disponibles aux nuances des saisons, à l'instrument qu'était son corps, à son agilité ou à sa fatigue." Ode à la pêche qui, outre qu'elle ouvre à une pleine jouissance de la nature, permet d'oublier jusqu'à qui l'on est, Le Guide célèbre aussi la littérature, seule à même de mettre des mots sur la douleur et les tourbillons qui continuent de secouer Jack. Par-delà le bel hommage qu'il rend à la romancière américaine Marilynne Robinson (Lila, Chez nous, Jack), Peter Heller (New York, 1959) mêle si habilement nature writing et thriller qu'il honore son art de la plus convaincante des manières. Qui plus est, à travers des personnages qui brillent par leur sincérité, leur sensibilité, leur humanité.

--> ★ ★ ★ Peter Heller | Le Guide | Roman | traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Actes Sud, 301 pp., 22,80 €, numérique 17 €

EXTRAIT

"Le truc avec la pêche : elle emportait tout avec elle pour ne laisser que l'eau, la pierre et le vent. Le cri des oiseaux. Le chant des chutes. Les lueurs d'une araignée entre les racines à nu sortant d'une berge creusée. Et dans une fosse en aval : les cercles concentriques d'une truite qui vient à la surface ricocher silencieusement comme une pluie tranquille. Son coeur battait pour des choses comme un poisson affamé et il pouvait oublier qui il était."

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