Le despotisme russe, héritage des Mongols
L’écrivain Mikhaïl Chichkine doute qu’il puisse être éradiqué à moins d’un miracle.
- Publié le 07-06-2023 à 13h00
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Il faut être reconnaissant aux Éditions Noir sur blanc de publier les "réflexions sur le monde russe" du grand écrivain Mikhaïl Chichkine, né à Moscou en 1961 d’un père russe et d’une mère ukrainienne, le seul à avoir obtenu les trois grands prix littéraires de son pays, ainsi que le prix Strega européen (2022). Doué d’une immense culture, il y analyse en profondeur, et avec courage, la nature et le devenir de la Russie.
Un esclavagisme séculaire
Pourquoi, s’y demande-t-il, l’Occident et la Russie ne parviennent-ils pas à se comprendre, et pourquoi les révolutions et tentatives de réformes démocratiques n’aboutissent-elles jamais qu’à de nouvelles dictatures ? Ainsi, quelques mois après la révolution libérale de mars 1917, celle d’Octobre, menée par les comunistes, instaura la dictature et Lénine créa-t-il "la machine de mort" appelée Tchéka et aujourd’hui FSB. Ainsi aussi, quelques années seulement après la chute du système soviétique en 1992, le nouveau maître du Kremlin était issu de cette police secrète.
Dans une magistrale synthèse historique, Chichkine explique que la clé de la permanence du despotisme en Russie se trouve dans la conquête du pays par les Mongols de la Horde d'or en 1234, et sa réduction à un "oulou" (province) de leur empire. Or, les Khans considéraient leurs peuples comme leur propriété privée et ne leur accordaient aucun droit. Les princes russes, chargés de la collecte des impôts, les extorquaient sans pitié à la population, car leur vie en dépendait. "La hiérarchie du pouvoir fonctionna depuis lors selon le principe : courber l'échine devant les supérieurs, piétiner les inférieurs". Rien n'a changé sous les tsars. Et c'est encore le cas aujourd'hui avec les oligarques, gouverneurs de province, juges, généraux, etc. L'Église orthodoxe, héritière du césaro-papisme de Byzance, n'y a rien changé.
Ayant grandi en URSS, l'écrivain se souvient : "Tout appartenait au peuple, selon la Constitution. En réalité, rien n'appartenait à personne. Tous les êtres humains étaient la propriété de l'État, et ceux qui nous gouvernaient n'étaient que des surveillants d'esclaves, eux-mêmes esclaves du système". Rien n'a changé sous Poutine. Mais avec quels résultats ?
Une humeur dépressive
La population a diminué de façon spectaculaire. Selon le recensement de 2010, elle a perdu quelque 2,2 millions d’habitants par rapport à 2002 ; en 2017, le nombre de décès a dépassé de 115 000 individus celui des naissances ; enfin, un quart des Russes de sexe masculin meurent avant 55 ans, principalement d’alcoolisme. Mais la vodka tue sans doute moins, estime l’auteur, que l’humeur dépressive de la société, que l’absence totale de justice, de secours et d’issue.
Dans les provinces, le niveau des soins médicaux est proprement catastrophique : sous Poutine, l'État a fait fermer la moitié des hôpitaux du pays et le salaire horaire d'un médecin russe équivaut à deux euros. Enfin, "la Russie arrive en tête de toute une série de classements : le nombre de suicides de personnes âgées ainsi que d'enfants et d'adolescents, le nombre de détenus (750 pour 100 000 habitants), le nombre d'abandons d'enfants, le nombre d'accidents de la route et de catastrophes aériennes, le nombre de malades mentaux, le nombre d'atteintes aux droits et aux libertés politiques" (p. 165).
Une structure irremplaçable
Et demain ? Poutine partira tôt ou tard. Des troubles éclateront sans doute dans le pays, mais alors que les idées libérales et démocratiques ont été discréditées auprès des masses, qui n’attendent du Kremlin que de l’ordre et du pain, on trouvera certainement une main de fer pour les leur assurer. Déjà a été créé en 2016 la "Rosgnardia", une force militaire spéciale chargée de réprimer la contestation sociale et politique dans le pays, à laquelle a été accordé le droit de tirer sur la foule.
Sans doute, des opposants rêvent-ils d'une Russie démocratique et protestent-ils à Moscou, Saint-Pétersbourg et quelques grandes villes, dont beaucoup de jeunes, mais Mkhaïl Chichkine doute de sa possibilité : "On peut évidemment destituer et remplacer Poutine, mais comment remplacer d'un coup plusieurs millions de fonctionnaires corrompus, de policiers vénaux et de juges complaisants ? Le problème est qu'il n'y en a pas d'autres. On ne peut pas remplacer la population de mon immense pays." (p. 178) Dès lors, une Russie démocratique serait un miracle, estime l'auteur, mais qui aurait cru à une dissolution aussi rapide de l'URSS en 1990 ? Ce miracle a eu lieu. Pourquoi n'y en aurait-il pas d'autre ?
--> ★ ★ ★ ★ La paix ou la guerre | Mikhaïl Chichkine | traduit de l'allemand par Odile Demange | Essai | Éditions Noir sur Blanc, 226 pp., 21,20 €, numérique 16 €
EXTRAIT
“Dire que le Russe n’est pas fait pour la démocratie est une contre-vérité, un point, c’est tout. Les Russes peuvent vivre dans une société démocratique aussi bien que tous les autres peuples. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les millions d’émigrés russes installés à l’Ouest et qui, non contents de s’accommoder fort bien des normes démocratiques, connaissent souvent une belle réussite grâce à leur talent et à leur capacité de travail”.