Alain Touraine, sociologue de mouvements, s'est éteint
Spécialiste de l’action sociale et des mobilisations, pionnier de l’étude des conditions ouvrières, Alain Touraine est mort ce 9 juin 2023 à Paris, à l'âge de 97 ans. Pendant plus de soixante ans, il a tenté de décrypter les transformations d’un monde post-industriel où le “mouvement social” était selon lui le moteur de tout changement.
- Publié le 09-06-2023 à 11h30
- Mis à jour le 12-06-2023 à 13h08
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“Je dirais qu’il faut faire un choix, disait Alain Touraine au micro de France Culture, alors qu’il avait 93 ans. Ou vous voulez vivre votre vie, ou vous voulez comprendre la vie des autres, la vie d’une société. Il faut choisir, il faut se sacrifier.” Le sociologue est mort dans la nuit de jeudi 8 à vendredi 9 juin, à 97 ans. Depuis les usines Renault, où il étudiait l’impact des évolutions techniques sur les conditions de travail des ouvriers à l’heure de la production de la 4 CV, au Chili où il a assisté à la chute d’Allende en 1973, en passant par la description de ce qu’il nommait les “nouveaux mouvements sociaux”, Alain Touraine a tenté de décrypter l’évolution d’un monde et d’une société post-industriels dont il pressentait que ses contemporains ne les comprenaient plus.
Agrégé d’histoire, directeur d’études à l’EHESS, fondateur du Cadis (Centre d’analyse et d’intervention sociologique, 1981), où se sont formés François Dubet ou Michel Wieviorka, Touraine avait développé une méthode pour étudier les mouvements sociaux, “l’intervention sociologique”, et publié plus d’une cinquantaine de livres.
“Ma vie je ne la trouve pas intéressante et je la trouve plutôt sinistre”, disait-il encore sur France Culture. Touraine naît en 1925, près de Caen, dans une famille aisée. “Ma grande impression de jeunesse c’est la capitulation de la France, la honte de la France.” Ses études, au lycée parisien Louis-le-Grand, l’ennuient. “J’étais enfermé dans ce qu’on appelle une khâgne [classe préparatoire aux études littéraires, ndlr]. La Libération de Paris a été un sauvetage. A la fois du pays où je vivais et de moi-même.” Au sortir de la guerre, il travaille dans une mine près de Valenciennes, il se passionne alors pour la sociologie du travail et le mouvement ouvrier. Il finit ses études à Normale Sup puis passe une agrégation d’histoire avant d’étudier les conditions de travail chez Renault (dont il tirera la Conscience ouvrière en 1966, puis le Mouvement ouvrier, en 1984, avec Michel Wieviorka et François Dubet). Il part pour le Chili, où il s’intéresse à la vie et aux engagements des ouvriers chiliens des mines de charbon et de la sidérurgie et rencontre sa première épouse, Adriana Arenas, avec qui il a deux enfants : la femme politique Marisol Touraine et le médecin Philippe Touraine.
Passionné par Mai 68
Que ce soit dans la Société post-industrielle (1969) ou Production de la société (1973) , sa pensée est tout entière marquée par une conviction : par les interactions et les conflits qu’ils mènent, les acteurs, en sujets autonomes, portent la transformation sociale. Touraine s’oppose tout à la fois aux sociologies selon lui trop déterministes et à celles qui imaginent que les faits et gestes des individus ne sont dictés que par leurs seuls intérêts. Au cœur de sa vision de la société : les mouvements sociaux – comme le mouvement ouvrier ou les mouvements féministes, moteurs de tout changement.
A partir des années 70, Touraine a étudié le mouvement étudiant, le mouvement antinucléaire, les mouvements régionalistes, le syndicat polonais Solidarnosc, les mouvements féministes… qu’il a regroupés sous le terme de “nouveaux mouvements sociaux”. Ceux-ci, davantage tournés sur la culture et l’identité que sur l’économie et le travail, émergent à l’heure où le mouvement ouvrier décline et que la “société post-industrielle” s’impose.
68, c’est l’invasion de la sphère politique par la culture et la vie privée. […] On a vécu soudain dans un monde où on n’avait pas mis les pieds avant.
C’est que Mai 68 a passionné Alain Touraine. “En 1968, j’ai 43 ans. Je suis professeur, puis directeur du département de sociologie à Nanterre. Une position très privilégiée, car j’ai pu mesurer ce qui était en train de se passer, racontait-il lors d’un entretien avec Libération en mars 2008. Nanterre était un lieu perdu, et pour arriver à la tour C (philosophie, sociologie), il fallait sauter sur des bidons posés dans une mare d’eau. Cet endroit ignoble avait des effets très favorables, car enseignants et étudiants vivaient ensemble du matin au soir.” Il déjeune régulièrement avec l’un de ses étudiants, Daniel Cohn Bendit. “68, c’est l’invasion de la sphère politique par la culture et la vie privée, dit-il encore dans Libé. […] On a vécu soudain dans un monde où on n’avait pas mis les pieds avant.”
Touraine croit en la capacité des individus à agir et à interpréter leurs propres actions (une idée à la base de la méthode de l’intervention sociologique). Quarante ans après Mai 68, il se désespère, toujours dans Libé : “Aujourd’hui, on ne croit plus à l’action. Croire à l’action, c’était croire à l’action politique contre les monarques, et surtout croire au mouvement ouvrier. Or le mouvement ouvrier disparaît à partir des années 70, et de ce moment-là, en l’absence de mouvements visibles, une définition négative va dominer la vie intellectuelle – Bourdieu étant le cas extrême : “Je définis quelqu’un par ce qu’il subit.”” Quelques années plus tard, la grande marche du 11 janvier 2015, après les attentats de Charlie et de l’Hypercacher, le réjouira au contraire : “Ces petits Français sortis de chez eux sans que personne ne leur dise rien. Cinq millions de Français ont défilé pour défendre Charlie, parce qu’ils ont pensé que défendre la liberté de parole et d’action, c’était au-dessus de tout. Merveilleux Français !” (dans A voix nue, mars 2019, France Culture).
Engagé dans le débat public
Le sociologue s’engageait régulièrement dans le débat public. Après s’être félicité du tournant libéral du gouvernement socialiste dans les années 80, il avait soutenu le plan pour les retraites d’Alain Juppé pendant les grandes grèves de 1995, et, en 2017, appelé, dans le Monde, à donner une forte majorité à l’Assemblée à Emmanuel Macron, “le choix de l’avenir contre celui du passé”. Aux élections européennes de 1994, il s’était présenté sur la même liste que Bernard-Henri Lévy et Romain Goupil, “L’Europe commence à Sarajevo” (menée par Léon Schwartzenberg). Lors des élections européennes de 2019, il avait encore tenté, avec son confrère Edgar Morin, de mettre sur pied une liste “Pour une Europe migrante et solidaire”, initiative qui avait finalement été abandonnée. Quelques années auparavant, il signait un appel relayé dans Libé “Vieux et chez soi” pour “une vieillesse libre et assumée jusqu’au bout de la vie !”
Les mêmes thèmes et les mêmes attachements parcouraient son œuvre : l’Europe, la Raison, la commune Humanité. “Le thème des migrants, disait-il, est le thème test. Si vous lâchez sur les migrants, vous lâchez sur tout.” (Libé du 3 février 2019). Il s’inquiétait aussi de la montée des populismes et des autoritarismes. “Le modèle rationaliste, démocratique, est directement menacé. Pour la première fois depuis plusieurs centaines d’années, le monde est de plus en plus dominé par des non-démocraties, ce que j’appelle d’un vieux mot des empires, analysait-il dans la même interview. Ce que je demande, c’est de se mettre en position de défense citoyenne, car je préfère dire que les problèmes écologiques sont des problèmes qui s’inscrivent dans la défense de la citoyenneté. Il ne faut surtout pas séparer le politique, l’écologique et l’économique, même si je défends une certaine priorité aux problèmes politiques.” Défenseur de la modernité (Défense de la modernité, 2018), il était intransigeant quand il s’agissait d’ouvrir les idéaux démocratiques et humanistes à ceux qui en avaient été écartés – les migrants et les femmes. “Allons-nous sortir d’un monde où la liberté est limitée, dominé par les hommes blancs, ou bien considérons-nous comme indispensable de rentrer dans un monde entier et pas seulement fait pour nous ? déclarait-il dans Libération en février 2019. Nous serons dans la modernité quand nous aurons admis que nous y serons tous.”