Défilé Natan: “Hey, vous, vous arrêtez de filmer quand on s’habille”
Nous étions lundi passé, en coulisses du défilé Natan pour le 40e anniversaire de la marque belge, à Paris. Un plongeon dans la couture belge, des sensations et des sentiments. Edouard Vermeulen égrène le temps et les années.
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- Publié le 08-07-2023 à 07h08
”Ten minutes before the show “, il le chuchote autant qu’à sa voisine qu’à lui-même… Edouard Vermeulen a déjà le regard tourné vers la haute porte qui mène au salon rotonde de l’hôtel de Salm. Il a déjà fait le tour des backstages aux journalistes proches de la maison. Il a, déjà, replacé une étole, refait un nœud sur une épaule, il a déjà positionné les monumentaux colliers signés Christophe Coppens sur les cous graciles. Mais là, c’est dix minutes avant le show. Et dans dix minutes, le premier mannequin s’élancera dans une robe rose poudre digne d’une vestale, qu’il a imaginée pour cette collection couture automne-hiver 2023.
Dix minutes avant le show, il n’est pas tout à fait là, le regard tendu, et perdu à la fois ? Pense-t-il aux quarante ans de maison qu’il a derrière lui ? Pense-t-il à ce moment comme une consécration ? Pense-t-il tout simplement aux 130 invités, en priant pour qu’ils arrivent à l’heure ? Edouard Vermeulen, alias Monsieur Natan, fête en grande pompe quarante années de métier à la tête de la maison de mode qu’il a créée. Et défile, à l’occasion, dans le prestigieux calendrier de la couture parisienne.
Des filles grandes comme des arbres
Autour de lui, les équipes de la maison Natan sont à l’oeuvre, et sans surprise ni précipitation, actionnent la machine du défilé, bien que la marque ne soit pas une habituée de ce type de cérémonie. Se balader dans les coulisses d’un fashion show, c’est passer son œil par le trou de la lorgnette pour sentir le pouls d’une époque. Et n’importe quel humain qui débarquerait dans les backstages Natan aurait cette sensation à laquelle la journaliste n’échappe pas elle-même : se retrouver ‘minipouce’ dans une jungle de filles filiformes aux allures de guerrières. Posées sur des jambes interminables, les mannequins qu’on croise chez Natan ont ce je-ne-sais-quoi de notre temps. Elles sont : en mouvement. Des bouches pleines de dents qui croquent des sandwichs au fromage et rient en même temps. Lèvres tendues vers la maquilleuse. Le maquillage, orchestré par la marque Sisley Belgique, a capté le ton de l’époque : les filles ne sont pas fardées grand train, au contraire, le make-up reflète quelque chose qu’on voit aussi au-dehors, cette tentation de la beauté naturelle, du less is more. Le rouge à lèvres a été remisé à plus tard, la sexualisation des corps dans la mode a tendance à s’estomper tandis que les médias sociaux dénoncent le fameux male gaze, ce regard des hommes sur le corps des femmes (une tendance observée dans le cinéma, et relevée dès 1975 par la cinéaste Laura Mulvey) et qui a dominé l’imagerie féminine durant des décennies.

Pas de déguisement, ce qui compte c’est le corps, et son allure mue d’un vêtement. Que ce soit un jean, ou un fourreau, comme si les codes esthétiques, ces dernières années, pouvaient dépasser les lignes prescrites. Une robe de bal et des baskets. Ou, au contraire, un jean et des escarpins vernis. Ce qu’Edouard Vermeulen a bien compris, lui qui cherche sans cesse, nous dit-il, à rajeunir les silhouettes, dans une perpétuelle lutte contre le temps qui passe.
Cinq minutes avant le show
Sur les tringles alignées dans la salle à manger de l’hôtel de Salm, transformée en coulisses pour l’occasion, les photos book des modèles, Tania, Anouchka, … – arrivées de Belgique pour les fidèles d’entre elles, ou bookées chez l’illustre agence Élite – ainsi que les pièces de vêtements qui composent leurs looks. Un temps, on s’arrête devant des cuissardes en plumes jaunes. L’habilleuse est là, à son poste, qui attend le top départ.
– “C’est facile de faire chausser ces cuissardes sans fin à la mannequin ? “
–“Pas du tout, mais c’est mon job “.
Plus tard, on observera les talents de l’habilleuse qui apprête le corps de la mannequin avec minutie. Rajuster une bretelle. Tenir un corps en déséquilibre sur une chaussure. Accompagner le remontoir d’une fermeture. Les milliers de gestes qui accompagnent la mode disent aussi la façon dont on se comporte avec ceux qui la montrent. Et cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu autant de déférence pour les mannequins qui – nous en avions été témoins il y a quelques années – étaient surtout considérées comme des portemanteaux à guiboles.
Le corps, donc, au centre de l’affaire, ou qu’on pare ou qu’on répare. “Quelqu’un a vu la boîte à pansements ? “Une habituelle scène de coulisses où l’on scotche les pieds ampoulés. On se souvient d’une scène dans les basckages de défilé de Raf Simons pour Christian Dior : les mannequins étaient restées nu-pieds jusqu’à la dernière seconde, les talons leur faisaient un mal de chien. Chez Natan, les filles se baladent, chaussures à la main, attendant la dernière minute pour monter encore de quelques centimètres.
La fabrique des images
Dans le fond, vers la lumière du jardin intérieur, on a aperçu Loïc Nottet. Le chanteur pop belge porte une veste digne d’un chevalier de la Table Ronde. Il sourit, salue, fait des selfies. Il sera la voix off du défilé Natan, comme il l’a proposé à Edouard Vermeulen.
”Attention, personne ne marche sur ma traîne “… Les dix minutes qui nous séparent vite s’égrènent. “Tu me repasses ça ? “.“Et elle est où, la crinoline ?“ Les coups de fer lancent des volutes de vapeur qui viennent flirter les lustres de la salle à manger. Le show démarre dans sept, six, cinq minutes. Le régisseur à la cool arrive, ouvre son ordi en donnant des ordres en décalé, car vraiment tout est déjà préparé.
”Hey, vous, vous arrêtez de filmer quand on s’habille”. Une grande brune prend la défense de ces pairs, en culotte et string, et il faudra un peu de diplomatie pour expliquer que nous ne sommes pas là pour filmer des corps mis à nu. C’est logique, cette envie de ne pas être mise en charpie par le monde de l’image qui domine tout. On remonte la rangée des filles apprêtées. Il doit rester trois minutes. Où est Edouard ? Grimpé sur les marches de marbre pour être à hauteur de son modèle. Il réajuste le col d’un manteau sans manches, à la ligne très royale. Il n’est pas moins que le fournisseur de la Reine. Le nombre de personnes au mètre carré augmente subitement dans le lobby, deux minutes avant le show. Quelqu’un passe un coup de chiffon et, vite, le cache derrière une colonne. La mode, c’est aussi de la théâtralité, ce moment en suspension qui existe à l’intérieur du monde réel composé, lui, des balais-brosses, de sèche-cheveux, de gens en T-Shirt bouchonné qui repositionnent, au sol, les traînes des robes de bal.

”Je voulais que ce moment soit une joie, car c’est un anniversaire. Qu’il y ait cette féerie”. C’est le moment : on sort du champ de la vidéaste. “Une minute avant le show”, dit, au micro, le type arrivé à la bourre. On dirait un lancement de navette spatiale. “Go”. La première fille s’élance, ses talons claquent sur le marbre, VTM, la télé flamande en reportage, a posé son micro perche au ras du sol. La silhouette sort de notre champ de vision, pour pénétrer, princière, dans la salle de bal. Déjà la deuxième – touche bleue –, la poursuit d’un pas nourri. “Show must go on”. Une métaphore de la création qui ne fait pas 'pause'. La métaphore, aussi, de 40 ans de métier.
